samedi, avril 20, 2024

Mamadou Sangharé : Pionnier de l’enseignement de la cryptologie au Sénégal

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Le Pr Mamadou Sangharé aimait les choses abstraites. C’est pour cela qu’il a opté pour l’algèbre. Au fil des années, il s’éloigne du domaine de l’abstrait pour défricher le champ de l’application des résultats en mathématiques au Sénégal. Il est le pionnier de l’enseignement de la cryptologie, une spécialité des mathématiques fondamentales pour le codage et le décodage des images, des messages, des sons et la conservation des données personnelles. C’est une discipline essentielle pour conserver les informations confidentielles d’un Etat. Depuis la mise en place de ce Master, tous les étudiants diplômés ont été recrutés.

Le Pr Mamadou Sangharé n’est pas si présent dans les amphithéâtres et les laboratoires depuis 2014. L’universitaire, tiré à quatre épingles le jour de notre entretien, s’adapte peu à peu aux réalités de l’administration. Jusqu’à 13 heures, il recevait les visiteurs avec déférence à la Direction de l’enseignement supérieur. Mais il a un œil sur ses disciples de la Faculté des sciences et techniques de l’Ucad chargés de continuer la mission d’enseignement des mathématiques. C’est sa passion. C’est sa vie.

Retour en arrière. Le jeune Sangharé obtient une bourse à l’issue d’un concours. Cette allocation d’études lui ouvre les portes du lycée Kadi Ibn Arabi de Tétouane, au Nord du Maroc, où les enseignements étaient dispensés en arabe. C’est le début de l’apprentissage de la pédagogie, parce que l’établissement mise sur la formation de ceux qui devraient prêcher la bonne parole. D’autant plus que l’enseignement religieux avait tout son poids dans le curricula. De Tétouan, il se retrouve à Fès, dans le prestigieux lycée El Karaouine. C’est ici qu’il décrocha son baccalauréat S2 avec une mention. Le bachelier rêvait d’approfondir ses études en agriculture. Mais son professeur de physique s’opposa contre une telle option. Il a décelé chez le jeune sénégalais les prédispositions d’un bon mathématicien. Le physicien prend en main les dossiers du futur mathématicien. « Mon professeur de physique m’a dit que tu es fait pour les mathématiques. C’est ce professeur qui m’a pris dans sa voiture à Fès pour m’amener à Rabat », raconte M. Sangharé.

Rien n’était acquis d’avance. Mais toutes les portes vont s’ouvrir au mathématicien en herbe. Au Maroc, les titulaires du Bac S2 n’étaient pas autorisés à poursuivre leurs études en mathématiques. Cette disposition ne s’appliquera pas au bachelier sénégalais.

Après un test, il est admis à s’inscrire en Mp1. Il décroche la Maîtrise au bout de 4 ans. A l’époque, le 3e cycle était exclusivement réservé aux Marocains. Une fois de plus, ce règlement ne concernera pas ce Sénégalais. « Je faisais l’exception, parce que des étudiants africains et étrangers n’étaient pas autorisés à faire leur 3ème cycle au Maroc. Le doyen de l’époque, Idriss Khalif, m’avait autorisé à m’inscrire en 3ème cycle de mathématiques d’algèbre », se souvient l’actuel directeur de l’enseignement supérieur du Sénégal.

Un étudiant admiré par ses maîtres

Ses bonnes notes et ses prédispositions ont suscité l’estime de ses maîtres. Ces derniers le traitent comme les Marocains, sinon mieux que leurs compatriotes. L’étudiant Mamadou Sangharé était choyé par ses professeurs. Ces derniers ne voulaient pas le lâcher, même après sa thèse de 3ème cycle sanctionnée par la mention « Très Honorable » avec les félicitations du Jury. Juste après sa soutenance, le jeune docteur faisait un dernier tour d’honneur dans les rues de Rabat, avant le retour au pays natal. Par hasard, il croise le doyen de la Faculté des sciences de Rabat qui lui lance : « Sangharé, qu’est-ce que tu deviens ? » « Doyen, je m’apprête à retourner au Sénégal. Je viens de soutenir ma thèse de 3ème cycle », répond-il. Son retour sera reporté, puisqu’il a été autorisé à dispenser des cours au moment où le Royaume chérifien a mis fin à la collaboration des coopérants français.

Les responsables de cette université ont préféré Sangharé à un Marocain qui venait de soutenir sa thèse à l’Université de Princeton des Etats-Unis. Le Sénégalais s’est senti un peu gêné. « Le doyen a demandé au secrétaire général de la Faculté des Sciences et techniques de me donner un poste.

C’était la période de marocanisation des cadres. Des coopérants français étaient remerciés. Un marocain qui avait soutenu son Phd à Princeton avait demandé un poste. On lui avait dit qu’il n’y en avait pas. Moi, avec une simple thèse de 3ème cycle, je venais d’obtenir un poste. C’était gênant », admet l’universitaire.

C’est ainsi qu’il débuta les enseignements au département Mathématiques et Informatique de Rabat. Parallèlement, il se concentre sur ses recherches pour sa thèse d’Etat. Au fil des années, son nom dépasse le cadre universitaire. Au ministère de l’Education du Royaume chérifien, on parle de ce professeur de mathématiques d’origine sénégalaise. Le ministère de l’Education du Sénégal avait ainsi saisi son dossier. Il revenait alors à l’ambassadeur d’alors, feu Babacar Diop, de prendre en charge le « rapatriement » du mathématicien.

Ce n’est pas une équation pour le diplomate. « Le ministre marocain de l’Education avait dit à Iba Der Thiam qu’il y a un Sénégalais qui enseigne les mathématiques dans notre université. Il est très bien apprécié. A sa sortie, Iba Der Thiam a dit à l’ambassadeur que ce n’était pas possible que le Sénégal traîne un déficit de professeurs en mathématiques, alors qu’il y a un Sénégalais qui sert au Maroc.

L’ambassadeur m’a saisi. J’avais enseigné 4 ans. Mais j’avais dit à l’ambassadeur que je m’apprêtais même à rentrer », rapporte le Pr Sangharé. De retour au Sénégal, il sera accueilli à bras ouvert par des universitaires comme le Pr Souleymane Niang. C’est à l’Ucad qu’il bouclera et soutiendra sa thèse d’Etat.

La passion des choses abstraites

Le Pr Sangharé fait les choses par passion. Il fait aussi ses options par passion. Sa spécialisation en algèbre est une survivance d’un de ses jeux favoris : les jeux de Dames. A l’âge de 9 ans, il jouait au damier. « J’ai opté pour l’algèbre, parce que les choses abstraites me plaisaient beaucoup. L’algèbre est un domaine des mathématiques très abstrait. J’ai travaillé sur des structures d’anneaux », explique-t-il.

Après sa thèse d’Etat, l’algébriste s’éloigne peu à peu des choses abstraites pour se rapprocher du concret. Il fonde d’abord le laboratoire de l’algèbre non commutative qui n’est pas une tradition française. Les Allemands, les Américains, les Russes et les Belges sont les grands spécialistes de cette branche des mathématiques.

En 1993, il monta de toutes pièces le laboratoire d’algèbre, de cryptologie, géométrie algébrique et applications.

Il dégage ainsi deux axes de recherches. L’un s’intéresse aux mathématiques pures, l’autre s’occupe des applications des résultats des recherches. Le Pr Sangharé n’est pas un universitaire enfermé dans une tour d’ivoire, ni dans sa spécialité.

Un universitaire ouvert

La création du laboratoire de cryptographie illustre son ouverture au champ voisin de sa spécialité. Il défriche le champ en friche de codage et de décodage des messages, des images et des données personnelles. L’ouverture d’une spécialité de cryptographie est à la limite une question de souveraineté. « Un pays qui ne sait pas garder la confidentialité de ses communications n’est pas indépendant. Nous avons vu des histoires d’écoute et d’espionnage des personnalités qui sont au sommet des Etats. Il y a aussi le cyber-attaque.

Aujourd’hui, la bataille se situe à ce niveau. Si nous ne formons pas des personnes capables de préserver la confidentialité, les données de l’Etat, des données personnelles, nous serons à la merci des hackers, des espionnages », prévient le mathématicien.

Il est aussi le pionnier de l’enseignement de la théorie des codes correcteurs d’erreurs au Sénégal. Les messages écrits ou sonores, des images peuvent être perturbés par le bruit, le champ magnétique, entre autres. En plus, des appels téléphoniques peuvent être entrecoupés. Ce sont les applications du code de théorie des erreurs qui peuvent confirmer ou infirmer l’existence des erreurs, les quantifier et les corriger. Le professeur simplifie ses explications par des exemples. « A force d’utiliser une carte bancaire, elle finit par avoir des ratures. C’est le code correcteur d’erreurs du guichet automatique qui détecte et corrige ces erreurs », étaye l’universitaire.

Un sentiment de fierté anime l’ancien président fondateur de l’Institut africain des sciences (Aims-Sénégal) : il a formé 8 Professeurs titulaires en cryptographie, « une spécialité de tous les enjeux » et deux autres en théorie de correcteur d’erreurs. « J’ai toujours refusé de former mes étudiants à mon image. J’ai voulu avoir des étudiants qui sont de loin meilleurs que moi. La cryptographie, ce sont des spécialités du futur.

Depuis que nous avons mis en place ce Master, aucun étudiant n’a chômé. La dernière promotion comptait 32 étudiants. Ils sont tous recrutés. Nous en sommes à la 5ème promotion », renseigne cet auteur d’une cinquantaine de publications scientifiques qui a encadré 16 thèses de 3ème cycle et 7 thèses d’Etat et co-encadré 4 thèses. Le président de la Société mathématiques du Sénégal livre une analyse froide de la désaffection de cette discipline.

Revoir le recrutement des enseignants

Mamadou Sangharé indexe la perte de vocation. Il critique le processus de recrutement des enseignants et s’étonne qu’au Sénégal on n’ait pas intégré l’entretien comme une étape fondamentale dans la sélection de ceux censés dispenser des enseignements en mathématiques. « Il ne suffit pas d’être un mathématicien pour pouvoir enseigner les mathématiques.

Il faut être social, patient, avoir l’amour de ce qu’on fait pour enseigner les mathématiques. C’est un professeur qui m’a fait aimer les mathématiques », a défendu ce père de 5 enfants qui a vu le jour le 31 décembre 1951 à Thiès. Pour lui, il est nécessaire de soumettre le candidat à un examen psychologique pour mieux connaître son passé. L’universitaire est catégorique. « Nous péchons dans le recrutement. Une personne qui n’est pas sociale ne peut pas enseigner les mathématiques. Il suffit d’en avoir deux pour détruire un département. Il suffit d’en avoir deux pour détruire tout un lycée », répète le chevalier de l’Ordre national du Lion, par ailleurs membre de la Commission nationale de la réforme de l’enseignement des mathématiques.

Idrissa Sané

(Source : Le Soleil, 19 septembre 2016)