samedi, avril 20, 2024

Faut-il fact-checker Zemmour?

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Faut-il «fact-checker» Eric Zemmour ? Relever ses mensonges, ses erreurs ? Sur l’économie, l’écologie, l’immigration… Depuis plusieurs mois, et l’irruption du néo-pétainiste dans la course à la présidentielle, la question est débattue au sein de CheckNews, le service à qui échoit la charge d’essayer de démêler le vrai du faux. Non pas que le désormais candidat, outre sa lecture de l’histoire, soit avare de mensonges ou d’approximations. La matière ne manque pas. Pourquoi alors poser cette question ? Parce que le discours du polémiste d’extrême droite se déploie ostensiblement en dehors du champ républicain. Parce qu’il s’est campé d’emblée là où l’erreur factuelle n’est plus guère le problème. Au lendemain du débat ayant opposé Zemmour à Mélenchon, en septembre, Jalal Kahlioui, rédacteur en chef du Bondy Blog, avait réagi aux vérifications des journalistes de la chaîne, et résumé en peu de mots la gêne que cela avait pu installer : «Pas une fois repris sur sa xénophobie, le multirécidiviste a cependant été corrigé sur les chiffres de l’immigration et des exilés par la cellule fact-checking de BFM. L’honneur de la profession est sauf. On humilie l’humain, mais avec les bonnes statistiques.»

Car quand Zemmour déclare que 2 millions d’immigrés sont arrivés lors du quinquennat, et ajoute que c’est autant de personnes qu’il faudra renvoyer de France, ce n’est plus l’erreur paresseuse sur le chiffre qui doit nous importer, c’est la suite, odieuse, du propos. Qui ne serait pas moins odieuse si Zemmour savait compter. Comme est odieuse chez Zemmour l’idée de «remigration», terme qu’il dément avoir jamais prononcé, mais dont il a en revanche parfaitement décrit l’idée il y a quelques années, évoquant la possibilité de renvoyer en avion ou en bateau des millions de musulmans. Comme est odieux le concept de «grand remplacement» qu’il assume parfaitement. On peut «vérifier» les chiffres sur l’immigration en France, Libé l’a fait, mais on ne «fact-checke» pas le grand remplacement, sauf à entrer dans le cadre de ce complotisme raciste qui veut que chaque enfant d’immigré non européen, et chaque enfant de cet enfant (etc.) soit une menace pour la France. Le «grand remplacement» n’a rien à voir avec la démographie, qui ne le valide ni ne l’invalide. Il a tout à voir avec le racisme.

Toute parole ne se vaut pas

La vérification de la parole politique, telle qu’exercée par les rubriques de fact-checking, n’est pas une mise en cause de cette dernière, elle est la marque du crédit qu’on voudrait lui porter. Elle tend à ce que les propositions politiques, les politiques publiques et le concours des arguments dans le débat reposent sur un socle de faits communs. Mais la vérification suppose que le discours soit audible, et lui-même situé dans le cadre commun, fixé notamment par la loi. Le discours de Zemmour, condamné pour provocation à la discrimination raciale (d’aucun·e·s ont été inéligibles pour cela) ne l’est pas. Il est raciste, islamophobe, misogyne. Il est révisionniste. Il est insupportable. C’est un discours de guerre civile et de partition de la France. Il insulte et menace des millions de citoyens français musulmans et juifs. Fact-checkerait-on Soral ? Non. Doit-on fact-checker Zemmour ? Toute parole ne se vaut pas.

Ces questions se posaient déjà avec le FN devenu RN. Libé, depuis des années, a d’ailleurs pris le parti de ne pas interviewer les responsables du RN, parti xénophobe, même caché sous un vernis républicain. Zemmour, lui, n’a ni vernis ni masque. Il y a de l’islamophobie dans la politique française, qui suinte régulièrement par «dérapages» (comme on dit) ou par petites touches, mais qui n’avait jamais été revendiquée aussi haut. Zemmour assume la confusion de l’islam et de l’islamisme. Zemmour affirme que l’islam est incompatible avec la France. Zemmour ne rend pas Marine Le Pen acceptable. Mais Zemmour, dans le registre de l’inacceptable, va plus loin qu’aucun acteur politique de «premier plan» n’est encore allé.

Ces raisons demeurent, bien sûres. S’y opposent d’autres raisons, qui aujourd’hui l’emportent. Ainsi en a-t-il été décidé lors des discussions que nous avons pu avoir à Libé sur le sujet. La première est que Zemmour est désormais candidat, officiellement. La deuxième est que ce statut va l’amener à débattre avec d’autres candidats, et qu’il pourrait être jugé incohérent que nous vérifiions seulement la parole de ces derniers. Donc Libé (et CheckNews) fact-checkera le candidat Zemmour. Sans jamais oublier que l’erreur, dans le discours de l’ex-journaliste, n’est pas le plus grave des maux. Et que c’est la trame entière qui est pourrie.

Par Libération