Le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, décerné notamment à Philippe Aghion, a remis l’accent sur les bienfaits de l’innovation technologique, et son rôle crucial sur la croissance économique. Mais n’existe-t-il pas des innovations forcées ? La philosophie d’Ivan Illich peut nous éclairer à ce sujet.
En théorie, nous sommes tous libres d’acheter ou non les nouveaux modèles de smartphones, ou d’adopter les nouvelles générations technologiques. Dans la pratique, il est très difficile de résister. Les travaux sur la résistance des clients à l’innovation se multiplient. Certains abordent la question de l’innovation forcée, principalement à l’intérieur des entreprises et des administrations. L’organisation même des marchés peut mener à ces situations d’innovations forcées.
Un certain nombre d’acteurs, dominants sur le marché, peuvent imposer des produits plus rentables ou plus avantageux pour eux. Un exemple emblématique en est le compteur « intelligent » Linky d’Enedis. Malgré les résistances des particuliers et même parfois des collectivités locales, très bien analysées dans les travaux de Cécile Chamaret, Véronique Steyer et Julie Mayer, l’installation de ce compteur est devenue obligatoire.
Alors a-t-on un libre arbitre pour décider ou non d’adopter une nouvelle technologie ?
Contrôle du libre arbitre
Le philosophe Ivan Illich s’interrogeait dans son ouvrage la Convivialité (1973) sur la notion de création de besoins à partir de ce qu’il nomme des « monopoles radicaux ». Selon ce penseur critique de la société industrielle, les institutions exercent un contrôle sur le libre arbitre de chacun en créant des besoins et des solutions de toutes pièces, ce qui crée des dépendances. Ces monopoles radicaux peuvent s’incarner dans la médecine, le système de transport ou encore l’école.
Cette situation s’avère particulièrement problématique, car elle engendre une dépendance généralisée des individus envers ces « monopoles radicaux » qui contrôlent la satisfaction des besoins. La recherche du profit dans la production industrielle prime sur la réponse authentique aux besoins de la population. À terme, elle engendre une société de consommation aliénante où les individus n’ont plus ni autonomie ni capacité à faire des choix éclairés.
« Il y a monopole radical lorsque l’outil programmé évince le pouvoir-faire de l’individu. Cette domination de l’outil instaure la consommation obligatoire et dès lors restreint l’autonomie de la personne. »
L’individu pris dans les fers de l’innovation
Pour Ivan Illich, l’innovation a un rôle clef puisqu’elle est la réponse à ces besoins créés ; l’individu se trouve pris dans ses fers. Cette contre-productivité de l’innovation se manifeste par la détérioration qu’elle cause sur l’être humain lui-même, sur son autonomie et sa capacité de conscience. Elle l’est également sur son environnement, car les institutions « créent des besoins plus vite qu’elles ne peuvent les satisfaire et, tandis qu’elles s’efforcent en vain d’y parvenir, c’est la terre qu’elles consument ».
Le manque de réflexion sur la nécessité réelle de l’innovation, et l’inexistence de son évaluation a priori, finissent par avoir des conséquences sur nos ressources. Chaque nouveau smartphone, ordinateur, réseau social, nanotechnologie, intelligence artificielle n’apporte pas moins de contre-productivité face à ce que ces innovations seraient censées apporter : liberté, ouverture et connexion aux autres, indépendance, etc.
La course à laquelle se livre l’innovation, à une vitesse sans cesse accrue, ne mène-t-elle pas progressivement l’humain non pas au progrès, mais à sa perte ?
Avoir ou utiliser le dernier cri
Au cours des derniers mois, deux innovations très médiatiques ont été lancées sur le marché : ChatGPT 5 d’Open AI et l’iPhone 17 d’Apple. La première, nouvelle version de l’IA générative d’Open AI promet une meilleure logique, une multimodalité élargie (texte, image, vidéo) et une rapidité accrue par rapport à la version précédente. La nouvelle version du plus célèbre des smartphones propose, quant à elle, un nouvel écran légèrement plus lumineux, une double caméra arrière optimisée dans un contexte de faible éclairage, et rend possible un enregistrement simultané des caméras avant et arrière.
Pour l’immense majorité des usages, dans un cas comme dans l’autre, aucune différence n’est réellement perceptible par les utilisateurs. Les propositions relèvent plus de bénéfices symboliques (avoir ou utiliser le dernier cri) que de bénéfices liés à l’usage. Le baromètre de l’innovation responsable européen montre ainsi que 59 % seulement de la population, en France, pense que les sciences et technologies « rendent [sa] vie plus facile, plus confortable et les f[ai]t vivre en meilleure santé ».
En revanche, la fabrication d’un smartphone nécessite l’extraction d’une cinquantaine de métaux différents, et la fabrication des nouveaux terminaux représente 60 % de l’impact environnemental du numérique en France, lui-même en forte croissance. Quant à Chat GPT5, selon une étude récente de l’Université Rhode Island, il utilise en moyenne 18 wattheures par réponse fournie, soit l’équivalent du fonctionnement d’une ampoule incandescente pendant dix-huit minutes.
Peu de valeur ajoutée fonctionnelle
Ces deux exemples récents n’ont rien à envier à d’autres développements équivalents.
L’image 4K sur Netflix nécessite des équipements de captation (caméras) et de diffusion (ordinateur ou téléviseur) renouvelés et un abonnement Premium, plus cher, et ce malgré une différence minime à l’œil nu. Le protocole wifi 7 offre plus de débit et permet le passage d’une trentaine de secondes à dix secondes pour télécharger un film en haute définition, mais nécessitant de changer l’ensemble des équipements (box, terminaux).
On peut s’étonner que ces innovations rencontrent le succès malgré le peu de valeur ajoutée fonctionnelle qu’elles apportent. Mais pouvons-nous, en tant que consommateurs, résister à cette déferlante technologique ?
Mise à jour permanente
Dans le domaine du numérique, le fonctionnement des produits en réseau a pour corollaire un système de mises à jour permanentes. Il rend concrètement inutilisables les anciens modèles de hardware ou les anciennes versions des software. Pour faire fonctionner les dernières versions de messagerie, il est nécessaire de télécharger un système d’exploitation suffisamment récent, qui nécessite lui-même une mémoire dont ne dispose que les modèles plus récents de smartphone.
Le choix de conserver une ancienne version n’est pas disponible, même lorsque l’on n’est pas intéressé par les nouvelles fonctionnalités qu’elle propose, souvent très spécialisées. Les individus se trouvent contraints de suivre, même à distance, les avancées technologiques. Sans en avoir eu le désir ou l’intention, les individus se voient entraînés dans des usages nouveaux, qui peuvent ensuite être ressentis comme de véritables besoins.
Biais pro-innovation
Faire une économie globale des innovations est devenu clé. Si les êtres humains ne peuvent résister individuellement, les sociétés le peuvent-elles au niveau global ? Comme le souligne le professeur de management Franck Aggeri, la théorie schumpéterienne souffre d’un biais pro-innovation, en minorant ou ignorant souvent les impacts négatifs des innovations.
La notion de valeur étendue qui ajoute à la valeur pour le consommateur, la valeur – positive ou négative – pour la planète ou pour la société permet de prolonger la réflexion, mais n’est pas opérée au niveau macro-économique.
L’économie globale des innovations technologiques n’est jamais pensée, aucune innovation n’est présentée dans une perspective globale, complexe, avec pertes, profits, et dégâts collatéraux.![]()
Xavier Pavie, Philosophe, Professeur à l’ESSEC, Directeur de programme au Collège International de Philosophie, ESSEC et Emmanuelle Le Nagard, Professeure de Marketing, ESSEC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.