Les lignes qui suivent n’ont aucune autre prétention que celle d’apporter une petite contribution à des initiatives en cours, intéressant le système éducatif que nous avons en partage. Le projet de révision des curricula coïncide avec la décision «d’expérimenter l’enseignement bilingue à l’élémentaire». Voilà, de mon point de vue, une excellente opportunité de faire faire à notre système éducatif, des pas significatifs.

Aussi, m’interrogé-je sur la manière dont est formulée l’initiative : «Le Sénégal va expérimenter l’enseignement bilingue à l’élémentaire à la rentrée 2023-2024.»

S’agit-il vraiment d’une expérimentation ?
Si l’expérimentation est un ensemble de moyens et procédures de contrôle destinés à vérifier une hypothèse ou une théorie, ce qui est annoncé pour 2023-2024, relève d’un palimpseste difficile à justifier, parce que révélant le même manuscrit. Et, il est légitime de se demander si la volonté politique est réelle.

Rappelons d’abord l’intérêt de la question que le Conseil présidentiel, consécutif aux Assises nationales de l’éducation et de la formation, avait retenue parmi ses engagements, il y a presque dix ans (2014), en ces termes : «…Une meilleure prise en compte des langues nationales…»

De la nécessité d’utiliser les langues nationales
Si la question des langues nationales se pose encore au système éducatif sénégalais, c’est que la volonté politique affirmée n’est pas encore réelle. En effet, la nécessité d’utiliser les langues nationales comme médium d’enseignement était retenue parmi les conclusions des Etats généraux de l’éducation et de la formation en 1981. Et, aucune expérience n’a remis en question cette disposition. Au contraire, toutes les études et toutes les expériences connues militent en faveur de l’utilisation de la langue de l’enfant dans l’apprentissage.

Depuis 1947, sous l’impulsion de l’Unesco, une réunion «d’experts chargés d’étudier les problèmes linguistiques relatifs à l’éducation de base» comptait au nombre de ses conclusions l’affirmation selon laquelle le meilleur véhicule de l’enseignement est la langue maternelle de l’élève. La nécessité de l’enseignement des langues nationales à l’école pour améliorer les performances des élèves et promouvoir la solidarité entre les communautés… a été affirmée par l’Unesco à travers son réseau Lingapax.

Dans les années 90, la Banque mondiale, après une assez longue résistance, a fait de la question des langues nationales un des facteurs-clés du développement des systèmes éducatifs africains.

Dans la même perspective, la Francophonie a cessé de considérer les langues nationales comme un obstacle à l’expansion du français en Afrique. Désor­mais, elle les considère comme «des langues partenaires» face à l’hégémonie de l’anglais.

Plusieurs psychologues s’accordent pour dire que le développement de l’enfant s’effectue plus harmonieusement lorsqu’il n’y a pas de rupture brutale entre la langue maternelle et la langue d’enseignement.

Mieux, des études ont montré des avantages du bi(multi)-linguisme pour le développement des enfants. Les enfants bilingues seraient plus créatifs, plus ouverts et plus flexibles, car le bilinguisme permet de développer la souplesse conceptuelle et la faculté de raisonnement.

Et, la surcharge cognitive que l’on pourrait craindre ne se justifie pas dans la mesure où «le bilinguisme enfantin n’est pas l’addition des deux langues dans le cerveau de l’enfant. Il s’agit plutôt de la construction d’une capacité linguistique à deux volets. Les structures du cerveau du jeune enfant sont tellement flexibles qu’il apprend aussi facilement deux ou trois langues qu’une seule». Toutefois, il est conseillé de le commencer tôt.

L’utilisation de la langue première des élèves au début de la scolarité permet de faciliter les apprentissages et de les rendre plus durables. Elle permet, par ailleurs, de réconcilier l’école avec son milieu (participation des communautés à la mise en œuvre des curricula, intervention facile des personnes ressources du milieu…) et d’éviter le déracinement. Les enfants auront ainsi plus de respect pour leur langue et la confiance en soi rendra les acquisitions plus solides.
Dans une déclaration à la Pana, Monsieur Mamadou Ndoye disait ceci : «Des évaluations du système éducatif, menées dans des sous-régions africaines par différentes institutions, montrent que les élèves, qui commencent l’apprentissage dans leur langue maternelle avant les langues étrangères, obtiennent des résultats nettement meil­leurs.»

Et, à sa propre question de savoir : «Comment aborder une première année d’apprentissage avec une langue qu’on ne connaît pas ?» M. Ndoye répondit, fort justement, que «dès le début, on met l’enfant dans une situation d’échec et ceux qui s’en sortent sont des rescapés.»

Récemment, le 21 février 2023, l’Inspecteur général de l’éducation et de la formation en charge des langues nationales au ministère de l’Education nationale, le Professeur Mbacké Diagne, a fait des développements très intéressants sur la question. L’on peut retenir d’une interview qu’il a accordée à l’Aps, qu’on ne peut pas «…avoir un système éducatif performant en éduquant nos enfants par une langue étrangère…». M. Diagne a énuméré de nombreux avantages qu’on peut tirer de l’utilisation de la langue maternelle dans le système éducatif.

«Le premier résultat, dit-il, est que la langue maternelle facilite les apprentissages à nos enfants et leur permet de pouvoir transférer les premières acquisitions dans la langue étrangère qu’est le français… Deuxième constat, l’utilisation de la langue première des enfants à l’école évite le traumatisme qu’ils subissaient en venant à l’école… la langue maternelle permet de réconcilier le milieu d’origine de l’enfant et le milieu scolaire pour éviter la rupture et les traumatismes…Pour que la question des valeurs soit prise en charge par le système éducatif, il faut que l’enseignement se fasse par la langue première de l’enfant, (car)  les valeurs de jom, muñ, etc., ne peuvent se traduire dans aucune autre langue étrangère… » Pour conclure, l’Igef déclare : «Nos savoirs ne peuvent être transmis que dans nos langues. Si nous voulons éviter à nos enfants d’être intravertis par rapport aux comportements, il faut qu’ils soient éduqués dans notre propre culture qui commence par la langue.»

Des conclusions problématiques…
Lorsqu’on sait, comme le dit l’Igef Mbacké Diagne, qu’entre «… 1960 et 2021, une dizaine de projets d’expérimentations ayant abouti à des résultats probants ont prouvé que l’utilisation de la langue première est un facteur d’amélioration de la qualité de l’enseignement», comment peut-on conclure qu’on va «devoir expérimenter l’enseignement bilingue à l’école élémentaire à la prochaine rentrée scolaire» ?

Il est nécessaire d’expliquer pourquoi on doit expérimenter lorsqu’on a déjà des «résultats probants». Cela est d’autant plus problématique que le système éducatif sénégalais a connu de nombreuses expérimentations réussies. Celle de 2002-2008 a connu de très bons résultats malgré les problèmes de pilotage et d’accompagnement. Je me rappelle qu’un spécialiste sénégalais disait à propos de cette expérimentation : «On a tout fait pour que cela échoue ; malheureusement cela a réussi !»
D’autres expériences, conduites par des Ong, ont enregistré de très bons résultats. On peut citer notamment :
Adlas1 , pour la langue saafi
Ared, pour les langues wolof et pular
Emile2, pour la langue sérère
Elan, dans 30 classes.

Vers une généralisation progressive…
Le contexte actuel est également marqué par le projet de révision des curricula.
Dans sa conception, un curriculum a pour ancrage un projet de société qui induit un projet d’école. C’est pourquoi, un curriculum énonce d’abord des finalités et y ajoute des contenus, des activités et méthodes, des modalités d’évaluation et de certification. Les rédacteurs d’un curriculum reçoivent des mandats de l’autorité politique qui tire sa légitimité de la confiance à lui accordée par la Nation dans toute sa diversité.

Aussi, parmi les raisons qui provoquent généralement des raisons de changement de curriculum, on peut citer l’évolution du système économique, social et culturel d’un pays entraînant une nouvelle demande sociale, les résultats des évaluations nationales, les avancées scientifiques dans les recherches en éducation et en didactique…Les raisons sont ainsi à la fois internes et externes.

En plus de la nécessité d’assurer la cohérence…..le Peuple sénégalais a exprimé, de manière explique, des commandes que tout le monde accepte théoriquement, mais dont on remet toujours à une autre fois la mise en œuvre. Il s’agit de l’introduction des langues nationales comme médium, et celle de l’enseignement arabe et religieux (forte demande sociale).

Il faudra certainement finaliser les outils (programmes, guides pédagogiques…). L’on peut affirmer ici que beaucoup de ressources sont disponibles, notamment un «Modèle harmonisé d’enseignement bilingue au Sénégal», plusieurs langues codifiées et de nombreux outils produits par différents acteurs. A mon avis, le problème stratégique qui nécessite un choix pertinent, c’est le modèle d’introduction.

Le modèle consistant à d’abord expérimenter, évaluer puis généraliser…ne semble pas être conforme à notre habitus ; en effet, on a souvent arrêté des expérimentations sans les avoir évaluées, encore moins généralisées. De plus, une «expérimentation» génère de fortes réticences car des parents peuvent penser que leurs enfants sont des cobayes. Le meilleur modèle, à ma connaissance, c’est celui qui est basé sur l’option irréversible de généralisation progressive, accompagnée de la révision des outils. Toutes les académies, toutes les écoles (publiques comme privées)…doivent se sentir concernées. Des dispositions explicites sont indiquées dans les textes administratifs et réglementaires. L’on peut citer (1) la Loi d’orientation n° 91-22 du 16 février 1991, qui précise dans son Titre II, Article VI : «L’Education nationale est sénégalaise et africaine : développant l’enseignement des langues nationales, instruments privilégiés pour donner aux enseignés un contact vivant avec leur culture et les enraciner dans leur histoire, elle forme un Sénégalais conscient de son appartenance et de son identité.» (2) La Lettre de politique générale pour le secteur de l’Education et de la formation, janvier 2013, cite parmi les priorités : «Développer progressivement l’utilisation des langues nationales dans le système éducatif, au-delà de l’alphabétisation fonctionnelle.»
En ce qui concerne l’environnement du curriculum, l’Etat devrait prendre en charge, de manière rigoureuse et systématique, les activités de formation, sans lesquelles toute réforme est vouée à l’échec, car «l’effet-maître» constitue le facteur le plus déterminant dans l’amélioration de la qualité des apprentissages.

Pour ne pas conclure…
Nous encourageons vivement le ministère de l’Education nationale pour ces importants projets. Nous invitons les techniciens à ne pas tergiverser, car il n’existe pratiquement plus d’inconnues dans le domaine de l’introduction des langues nationales dans le système éducatif.

Après avoir rappelé que l’heure n’est pas à l’expérimentation des langues nationales, nous partageons des propos de Jean Dard, datant de 1816 : «La civilisation des wolofs est plus que négligée ; elle est mise à l’oubli puisque l’on a cessé d’instruire les noirs du Sénégal dans leur propre langue. Car quoi que l’on dise, il faut que les noirs soient instruits dans leur langue maternelle, sans cela, point d’établissement durable, point de civilisation […]

Pourquoi donc cette France si féconde en heureux projets ne se hâte-t-elle pas de donner des institutions africaines aux indigènes de Sénégambie, qui les attendent avec une sorte d’impatience depuis quatre ans ?»

Kaba DIAKHATE
Inspecteur de l’éducation à la retraite
Kabadiakhate2@gmail.com
1 – Association pour le Développement de la Langue Saafi
2 – Éducation multilingue