L’ancien directeur général de l’Agence de développement et d’encadrement des PME du Sénégal, Idrissa M. Diabira, plaide, dans une tribune au « Monde », pour la mise en place d’institutions performantes capables de faire émerger les richesses invisibles du continent.
Contrairement aux idées reçues, l’Afrique n’est pas pauvre, elle est chroniquement sous-évaluée, réduite à ses seules ressources naturelles. Sa vraie richesse est invisible. Terres sans titres, entreprises sans identité financière, actifs informels… On pourrait parler, comme l’économiste péruvien Hernando de Soto, de « capital mort ».
Le phénomène est systémique : 70 % des terres africaines ne sont pas enregistrées ; 85 % des entreprises ne disposent pas d’états financiers ni de cote de crédit. L’essentiel de la richesse du continent reste donc hors du champ financier, soit 80 milliards à 100 milliards de dollars [68 milliards à 85 milliards d’euros] de « capital mort » pour l’Union économique et monétaire ouest-africaine, deux tiers du produit intérieur brut régional.
Mais pourquoi l’Afrique reste-t-elle prisonnière de cette cécité ? Parce que ses systèmes financiers ne reflètent pas ses réalités sociales. Hernando de Soto voyait dans le droit de propriété la clé de la transformation. Etats et institutions internationales – Banque mondiale, Fonds monétaire international, agences de développement – ont suivi ce principe, en se concentrant sur la législation, les guichets et le climat des affaires.
Ces outils sont utiles, mais insuffisants. Car l’Afrique fait face à un double obstacle : d’une part, des sociétés qui résistent à l’impôt, perçu comme illégitime car hérité d’un l’Etat colonial, vu comme extérieur et prédateur ; d’autre part, des Etats fragiles, ne parvenant pas à transformer l’économie informelle. Résultat : un secteur privé formel atrophié, une assiette fiscale étroite et une richesse en grande partie invisible.
Encore une fois, ce n’est pas le capital qui manque en Afrique, mais les mécanismes qui lui donnent une existence légale, comptable et financière. Sans cadastre fiable, pas de titres fonciers ; sans registre du commerce, pas d’entreprise reconnue ; sans états financiers, pas de crédit. Et sans crédit, pas de transformation.
Ingénierie de la visibilité
L’écart est saisissant : le Sénégal compte seulement 233 experts-comptables pour 1,3 million d’entreprises – soit 1 pour 4 500, contre environ 1 pour 150 en Malaisie et 1 pour 30 aux Etats-Unis. Plus largement, plus de 60 % des Sénégalais s’intéressent à la finance islamique, qui représente moins de 3 % des actifs bancaires. La microfinance, de son côté, ne finance qu’une fraction de l’économie réelle et, en Afrique de l’Ouest, moins de 15 % du crédit bancaire atteint les petites et moyennes entreprises (PME) – alors qu’elles constituent l’essentiel du tissu productif.
La principale incitation pour une entreprise à devenir formelle – l’accès au financement – demeure hors de portée, et le capital reste désespérément latent. Pour qu’il devienne opératoire, il faut une ingénierie de la visibilité. Cela suppose des incitations fortes, des corps d’experts capables de fiabiliser massivement l’information, des cadastres crédibles, des normes adaptées et des outils de notation pertinents pour les PME.
Transformer ce capital invisible, c’est ouvrir l’accès au financement, renforcer les chaînes de valeur locales et s’insérer dans les chaînes mondiales pour créer des millions d’emplois décents. La souveraineté ne commence pas par les sommets ou les drapeaux, mais par la capacité à rendre lisible sa propre richesse. Sans cela, les marchés financiers – de la Bourse aux banques locales – continueront d’ignorer l’essentiel de l’économie réelle.
L’avenir du continent ne dépend ni du prochain sommet de financement du développement – celui de Séville en 2025 a confirmé l’impasse – ni d’une nouvelle réforme imposée de l’extérieur. « Il n’y a pas de vent favorable à celui qui ne sait où il va », rappelait Sénèque. Il repose sur la capacité de l’Afrique à faire émerger ses richesses invisibles grâce à des institutions performantes qui reflètent son âme, à l’instar des nations de l’Asie émergente.
Dispositifs de titrisation
En rendant visibles seulement 20 % de ces actifs – grâce à la comptabilité, à des systèmes de notation évaluant leur risque et à la titrisation (le fait de transformer des créances ou d’autres actifs illiquides en titres financiers négociables, comme cela se pratique en Europe pour le crédit aux PME) –, l’Union économique et monétaire ouest-africaine pourrait mobiliser 800 milliards à 1 000 milliards de dollars auprès des banques locales, des investisseurs régionaux et des institutions internationales. Or les besoins d’investissement pour une profonde transformation sont estimés sur dix ans entre 100 milliards et 150 milliards de dollars.
En Afrique de l’Ouest, transformer une fraction du capital invisible en titres financiers pourrait permettre de multiplier chaque dollar rendu visible par 50. En Europe, les dispositifs publics de titrisation atteignent couramment des ratios de 1 pour 100, et même jusqu’à 1 pour 5 000. Ces ratios peuvent sembler lointains. Pourtant, l’effet de la visibilité est aussi saisissant chez les PME africaines.
A Thiès [au Sénégal], par exemple, Safar Glace, un simple revendeur de glace qui employait trois personnes et enregistrait environ 20 000 dollars de chiffre d’affaires annuel, a pu devenir une petite industrie formelle de production. Accompagnée par l’Agence de développement et d’encadrement des PME du Sénégal, l’entreprise a obtenu un crédit d’investissement de 250 000 dollars, remboursé un an avant l’échéance. Elle compte 28 emplois directs et 130 emplois indirects, en fournissant la pêche artisanale. Son chiffre d’affaires a été multiplié par vingt.
Ce qui se joue dans cette PME illustre ce que pourrait devenir l’économie africaine : dès qu’on lui offre un accompagnement adapté à son profil et à ses besoins, une entreprise devient visible et peut se métamorphoser. Le grand défi est de passer à l’échelle cet accompagnement pour libérer des millions d’entreprises de l’ombre et produire cet effet multiplicateur : création de richesses, d’emplois décents, élargissement de la base fiscale et renforcement de la souveraineté économique.
Ce n’est qu’à cette condition que le continent apportera sa propre réponse à la question posée par Daron Acemoglu et James Robinson, Prix Nobel d’économie en 2024 : non pas « pourquoi les nations échouent ? », mais bien « comment les nations peuvent gagner ? »
Idrissa M. Diabira est fondateur de SherpAfrica et ancien directeur général de l’Agence de développement et d’encadrement des petites et moyennes entreprises du Sénégal.