mercredi, avril 24, 2024

Publication en libre accès : les scientifiques africains ‘exclus’

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Les modèles auteur-payeur adoptés par les revues scientifiques « exacerbent l’exclusion de chercheurs des pays du Sud ».

Selon d’éminents chercheurs, la publication en libre accès exclut de nombreux chercheurs du monde en développement car ses systèmes complexes de dérogations sont déficients.

Les modèles qui permettent d’accéder gratuitement aux résultats de recherches (les auteurs ayant payé pour les publier) ont été encouragés par les bailleurs de fonds afin de rendre les travaux scientifiques accessibles au plus grand nombre.

Le Plan S de l’Union européenne exige que dès 2021, les résultats de travaux financés par des fonds publics soient publiés dans des revues en libre accès ou des référentiels ouverts. Springer Nature, une prestigieuse maison d’édition scientifique, a récemment fait part de son intention de rejoindre ce mouvement.

La plupart des éditeurs ont de bonnes politiques de dérogations, mais elles ne sont pas toujours bien expliquées ou cohérentes, donc les chercheurs finissent parfois par payer de leur propre poche

Andrea Powell, Initiative Research4Life

Cependant, pour de nombreux chercheurs du monde en développement, qui ne peuvent pas compter sur une subvention ou une institution pour régler les frais, le système de libre accès peut servir à les maintenir à l’écart des revues scientifiques de premier rang.

Bonaventure Tetanye Ekoe, ancien doyen de la Faculté de médecine et des sciences biomédicales de l’université de Yaoundé I, a expliqué à SciDev.Net qu’avec le modèle de libre accès, les chercheurs africains sont pénalisés à deux niveaux :

« Ils sont pénalisés une première fois parce qu’il n’y a pas d’argent pour financer leurs recherches. Une deuxième fois parce que même quand ils arrivent à faire leurs recherches, on leur demande de payer pour publier un article. Alors, cela signifie que puisqu’ils ne publient pas, ils vont périr. »

Les frais pour soumettre un article sont parfois nettement supérieurs au salaires des chercheurs. Au Cameroun, on estime par exemple qu’un assistant de recherches titulaire d’un doctorat perçoit un peu plus que 350 $ par mois.Le coût initial quand on soumet un article à Nature pour évaluation éditoriale dans le cadre du modèle de libre accès accompagné est de 2 690 $. Depuis Janvier, Nature teste ce modèle à travers un projet pilote pour Nature PhysicsNature Genetics et Nature Methods.

Chez PLOS, autre éditeur de revues scientifiques, le tarif le moins cher est de 800 $ et la facture peut atteindre 4 000 $. The Lancet, pour sa part, exige le paiement de frais de traitement des articles pouvant atteindre 5 000 $ pour le libre accès dit « or » (gold open access). Ce qui signifie que les versions finales des articles sont accessibles librement et à perpétuité tandis que les auteurs conservent leurs droits).

Ecart croissant

Mohamed Hashem, directeur du Centre national de la recherche en Egypte, estime qu’imposer des frais pour publier des recherches reviendrait à alourdir le fardeau des chercheurs dans les pays à revenus faibles ou intermédiaires qui partent à la recherche de revues moins prestigieuses où ils peuvent publier leurs travaux.

Selon lui, « l’écart entre les pays développés et les pays en voie de développement dans le domaine de la publication scientifique va se creuser. »

Il ajoute que les organismes de recherche en Afrique du Nord et au Moyen-Orient offrent généralement des primes aux chercheurs qui publient leurs travaux, mais que le montant de ces bonus est à variable.

« En Egypte, nous tenons compte de plusieurs critères pour déterminer le montant de la prime, parmi lesquels la valeur de la revue, l’importance des recherches, et la valeur des résultats trouvés dans les recherches » explique-t-il.

Halima Benbouza, fondatrice du Centre de recherche en biotechnologie en Algérie, estime aussi que les frais de publication auront un impact majeur sur les chercheurs dans la région, notamment du fait du faible montant des financements alloués à ces fins.

« En Algérie, la Direction générale de la recherche scientifique et du développement technologique couvre les frais de publication dans les revues scientifiques, y compris Nature, et encourage cela, mais si les fonds s’avèrent insuffisants, cela aura inévitablement un impact sur la présence de travaux de chercheurs de la région dans les revues scientifiques les plus cotées qui basent leurs choix éditoriaux sur la revue des pairs », dit-elle.

Halima Benbouza ajoute que « chez nous, dans les pays en développement, les chercheurs ont généralement un choix difficile à faire entre publier dans des revues prestigieuses qui imposent des tarifs exorbitants, et publier dans de bonnes revues ou les tarifs sont moindres ou même inexistants, mais où il faut attendre longtemps pour obtenir des réponses, ce qui retarde la publication. »

Faiblesses au niveau des dérogations

De nombreuses revues ont un système de dérogation pour les scientifiques des pays en voie de développement ; mais, d’après les chercheurs, ces mécanismes sont souvent sous-utilisés ou mal compris.

Selon Bill Moran, éditeur du groupe de revues Science, en 2020, 36 % des auteurs dont les articles ont paru dans Science Advances – publié par l’AAAS, l’Association Américaine pour l’Avancement de la Science – ont reçu des dérogations totales ou partielles pour les frais de traitement des articles (Article Processing Charges – APC).

Springer Nature qui comprend les revues du Nature Portfolio, dispose aussi d’un système de dérogations.

Jessica Monaghan, directrice des politiques et de la performance dans l’équipe libre accès à Springer Nature explique que

« Springer Nature publie près de 600 revues qui sont entièrement en libre accès et qui ont des politiques de dérogation et de remises au niveau des APC pour les auteurs qui se trouvent dans le besoin financièrement. »Elle ajoute que « rien que pour l’année dernière, nous avons fait des remises sur les APC d’un montant de 13,5 millions € (16,3 millions $). »

Cependant, les chercheurs des pays du Sud affirment qu’ils ont parfois du mal à obtenir des dérogations de revues qui demandent des frais de traitement.

Pedro Lagerblad, chercheur à l’université fédérale de Rio de Janeiro au Brésil, est un spécialiste de la maladie de Chagas. Deux de ses articles ont été acceptés par Frontiers in Physiology (Frontières de la physiologie) qui lui a présenté une facture de 2 950 $ l’unité. Ayant soumis un dossier demandant une dérogation, il a obtenu une remise de 50 %.

« En biochimie, la plupart des revues imposent des tarifs, mais au Brésil, les budgets alloués à la science ont été considérablement réduits » a-t-il précisé dans un entretien avec SciDev.Net.

Pour Andrea Powell, directrice des actions de proximité et coordinatrice des publications de l’initiative Research4Life, le système de dérogations est entravé par les bureaucraties internes et l’insuffisance du soutien que les chercheurs reçoivent de leurs institutions.

Elle estime aussi que le manque de clarté concernant le fonctionnement du système de dérogations contribue au problème.

« Les éditeurs ne cherchent pas délibérément à rendre la procédure de demande difficile à comprendre, mais ils ne se rendent pas toujours compte de comment le système fonctionne du point de vue de l’utilisateur. »

« La plupart des éditeurs ont de bonnes politiques de dérogation, mais elles ne sont pas toujours bien expliquées ou cohérentes, et les chercheurs finissent parfois par payer les APC de leur propre poche » a-t-elle confié à SciDev.Net.

« En fin de compte, les chercheurs de nombreux pays à revenus faibles ou intermédiaires ne soumettent pas leurs travaux à des revues en libre accès car [ce faisant] ils n’ont pas à gérer la question des éventuels frais à payer. »

La version originale de cet article a été produite par l’édition de SciDev.Net pour l’Amérique Latine et les Caraïbes.