mardi, mars 19, 2024

Sénégal : Listes électorales équivoques de 7 036 466 inscrits. Réelles ou fictives ?

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L’élection dans une démocratie s’organise à partir de plusieurs formes d’expression citoyennes et de répertoires d’action : la participation, l’abstention et la non-participation. Parmi ces instruments de souveraineté à la disposition des citoyens Sénégalais, l’abstention et la non-participation occupent des positions notables. L’abstention n’a pas d’effet direct sur le calcul des suffrages exprimés, mais, elle est déterminante dans les résultats d’une élection. Par conséquent, l’abstention de 3 757 356 électeurs, lors des législatives de 2022, doit nous conduire à nous interroger sur ses déterminants en perspective de l’élection présidentielle de 2024, tant la poursuite de cette tendance lourde remettrait en cause la légitimité du président élu et les résultats de ce scrutin.

L’abstention, qui désigne les électeurs inscrits sur les listes électorales qui ne se sont pas rendus aux urnes, s’est inscrite progressivement au Sénégal lors d’élections législatives depuis 1993 (59 %)1998 (60,7 %)2001 (32,6%), 2007 (65,3%), 2012 (63,3%). Pour apporter une réponse à cette tendance l’audit physique du fichier électoral a été réalisé en 2016. Cependant, aux législatives de 2017, l’abstention était de nouveau à un niveau élevé : 46,34 %. Pire encore, elle a atteint une amplitude record de 53,4 % aux législatives de 2022. Autrement dit, 3 757 356 électeurs n’ont pas voté sur un fichier électoral  de 7 036 466 inscrits. Cette forte abstention masque, cependant, des différences importantes de comportements au sein du corps électoral et des départements.

Sur les 15 départements ou ont a enregistré les taux de participation les plus élevés, la coalition politique au pouvoir en a gagné 12, soit 80 %. Ces départements sont par ordre décroissant : Koumpentoum (62,63%); Medina Yoro Foula (60,02%); Kaffrine (59,73%); Koungheul (57,45%); Salemata (55,70%); Bounkiling (55,27%); Birkilane (55,17%); Guinguinéo (54,26%); Velingara (53,81%); Kolda (53,27%); Malem Hodar (53,11%) ; Nioro du Rip (51,98%). L’opposition n’en a gagné que 3, qui sont : Saraya (57,29 %); Goudomp (56,32 %) ; Sedhiou (55,68 %).

Parmi les 15 départements ayant enregistré une forte abstention, l’opposition en a gagné 8, soit 53,33 %. Ces départements à faible taux de participation sont par ordre croissant: Oussouye (40,97%) ; Pikine (42,55%) ; Keur Massar (43,03%) ; Mbacké (43,20%) ; Bambey (44,09%) ; Guediawaye (44,58%) ; Ziguinchor (44,76%) ; Dakar (45,45%). Le pouvoir en place en a remporté 7, qui sont : Fatick (40,90%) ; Bakel (42,02%) ; Kaolack (43,84%) ; Kanel (43,98%) ; Dagana (44,52%) ; Mbour (44,57%) ; Kedougou (45,60%).

D’une manière générale, il y a eu une faible abstention dans les départements les plus pauvres et les moins scolarisées du Sénégal. Tandis que ceux moins pauvres et plus scolarisées sont caractérisées par une forte abstention. A titre d’exemple, les deux départements de Koumpentoum et Kaffrine dans la région de Kaffrine et celui Medina Yoro Foula, dans la région de Kolda, avec respectivement 62,63%, 59,73 %, et 60,02%, ont enregistrés les taux de participations les plus élevés aux législatives de 2022. Les régions de Kaffrine et Kolda avec des niveaux de pauvreté de 53 % et 56,6%, ont plus de la moitié de la population qui vit sous le seuil de pauvreté (ANSD, 2021, page 45). En outre, les taux brut de scolarisation au secondaire de Kaffrine (15,1%) et Kolda (20,5) sont parmi les plus faibles du Sénégal (ANSD, 2022, pages 12-13).

Enfin, il ressort des résultats que sur les 46 départements du Sénégal, 25 ont enregistré un taux de participation de moins de 50 %. Parmi ces derniers, 21 ont un électorat de plus de 100 000 inscrits :

  • 5 avec un électorat de plus de 300 000 inscrits : Dakar (45,45%, 686 043 inscrits) ; Thiès (47,26%, 380 793 inscrits) ; Pikine (42,55%, 380 282 inscrits) ; Mbacké (43,20%, 370 534 inscrits) ; Mbour (44,57%, 334 063 inscrits) ;
  • 4 avec un électorat de plus de 200 000 inscrits : Rufisque (48,38%, 262 327 inscrits) ; Kaolack (43,84%, 243 795 inscrits) ; Keur Massar (43,03%, 236 719%) ; Podor (47,87%, 222 765 inscrits).
  • 12 avec un électorat de plus de 100 000 inscrits : Guediawaye (44,58%, 197 130 inscrits) ;  Fatick (40,90 %, 167 080 inscrits) ; Matam (49,54%, 152 229 inscrits) ; Dagana (44,52%, 143 344 inscrits) ; Bignona (47,74%, 134 310 inscrits) ; Ziguinchor (44,76%, 129 856 inscrits) ; Linguere (47,49%, 127 952 inscrits) ; Foundiougne (48,10%, 126 229 inscrits) ; Bambey (44,09%, 122 310 inscrits) ; Diourbel (49,20%, 120 013 inscrits) ; Kanel (43,98%, 114 445 inscrits) ; Tambacounda (45,68%, 112 479 inscrits).

Enfin, seuls 4 départements avec un taux de participation de moins de 50 % ont un faible électorat : Bakel (42,02 %, 64 840 inscrits) ; Gossas (47,72%, 45 667 inscrits) ; Kédougou (47,72%, 45 667 inscrits) ; Oussouye (40,97%, 32 267 inscrits).

Comment peut-on comprendre et expliquer de tels phénomènes électoraux ? Trouver une réponse, requiert une interrogation guidée, non pas par les variables explicatives de l’abstention et du comportement électoral des démocraties établies, mais par le contexte spécifique du Sénégal. A cet égard, il est important de considérer les nombreux dysfonctionnements du processus électoral depuis le référendum de 2016 : difficultés pour vérifier son inscription sur les listes électorales, des électeurs exclus du vote par la non réception de leurs cartes d’électeurs, d’autres privés de vote à cause d’erreurs sur leurs cartes d’électeurs, la modification de la carte électorale à l’insu des électeurs, la délocalisation au dernier moment de lieux de vote sans informer les électeurs, etc. etc.

En considérant un tel contexte, les questions suivantes se posent : Premièrement, qui sont ces 3 757 356 abstentionnistes des législatives de 2022 ? Leur non vote, est-il volontaire ou involontaire ? En d’autres termes, l’abstention, est-elle choisie ou subie?

Deuxièmement, cette forte abstention révèle que les nouvelles inscriptions qui portent les listes électorales à 7 036 466 inscrits, n’ont pas atténué la hausse de l’abstention, malgré l’audit physique du fichier électoral en 2016. En effet, de nouvelles inscriptions sur les listes électorales devraient logiquement produire une baisse de l’abstention. On constate plutôt le contraire, une hausse de l’abstention, difficile à comprendre au regard des difficultés d’inscriptions sur les listes électorales au Sénégal.

Il est à rappeler que l’inscription sur les listes électorales, est une démarche volontaire accomplie directement par les citoyens. En outre, de l’enrôlement à la remise de la carte d’électeur, sa vérification pour d’éventuels erreurs, le système au Sénégal exige du citoyen de multiples déplacements qui font de l’inscription sur les listes électorales, est jalonnée de d’obstacles qui vous poussent à abandonner si on n’est pas déterminé à vouloir voter. Comment alors comprendre et expliquer, que 3 757 356 personnes s’engagent volontairement dans une telle procédure aussi lourde afin de pouvoir voter, pour finalement ne pas voter ? Dès lors se pose la question de l’identification d’un tel comportement électoral. Dans ce sens, on est entre autres questions, fondé à s’interroger sur la sincérité des listes électorales. Autrement dit, il est question de savoir, si les listes électorales sont réelles ou fictives ? Ont-elles été gonflées par de nouvelles inscriptions qui ne correspondent pas à des personnes physiques ?

Ce questionnement sur l’abstention est d’autant plus opportun que c’est dans les départements les plus peuplés, plus scolarisés et moins pauvres, à fort potentiel électoral, qu’on été noté, les taux de participation les plus faibles des législatives 2022. En effet, les 5 plus grands départements du Sénégal, en termes d’électorat potentiel et d’électorat inscrits de plus de 300 000 électeurs (Dakar, Thiès, Pikine, Mbacké, Mbour), ont enregistré de faible taux de participation de moins de 50 %.

Parmi ces derniers, la coalition politique au pouvoir en a gagné qu’un seul au scrutin majoritaire, celui de Mbour, avec 68 413 suffrages des 148 289 valablement exprimés, soit à 46 %. Tandis que l’opposition a remporté les 4 autres départements à 70,19 % des 811 532 suffrages valablement exprimés.  Par conséquent, l’abstention dans ces départements, est bien l’un des facteurs expliquant les résultats des législatives de juillet 2022, notamment, au scrutin proportionnel. Il est ainsi crucial de retenir que les conséquences politiques de l’abstention sont non seulement importantes mais surtout déterminantes sur l’issue d’une élection.  Dès lors, apporter les réponses nécessaires pour faire voter les 3 757 356 abstentionnistes des législatives de 2022, à l’élection présidentielle de 2024 est une priorité absolue. Leur assurer l’exercice du droit de vote est un travail parlementaire primordial.

A cet effet, l’Assemblée Nationale du Sénégal doit lancer une enquête sur l’abstention record des législatives de 2022 par la mise en place d’une mission d’information. Elle visera, d’une part, à identifier les causes structurelles et conjoncturelles ayant conduit à cette abstention record, et d’autre part, à mesurer la sincérité des listes électorales.

La mission sollicitera prioritairement l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie. Elle dispose des ressources humaines et techniques pour mener l’enquête sur l’abstention électorale. Il n’est donc point besoin de recruter des consultants, encore moins chercher un financement pour sa mise en œuvre. La mission doit permettre aussi de consulter directement les Sénégalais sur ses causes, découvrir si elle est volontaire ou involontaire. Dans ses conclusions, la mission proposera les mesures permettant de garantir l’exercice du droit de vote aux 3 757 356 personnes qui n’ont pas voté aux législatives de juillet dernier et donner un indice de sincérité des listes électorales.

Le temps étant compté d’ici la présidentielle de 2024, cette enquête parlementaire doit être une priorité dans l’agenda des députés. Cependant, il est noté que l’attention de l’opinion publique nationale est en train d’être orientée intensément et continuellement sur la question de la troisième candidature et sur celle judiciaire. Elles sont extrêmement importantes pour l’avenir démocratique du Sénégal. La première, pour le respect de la lettre et de l’esprit de la constitution, et la seconde, pour mettre un terme à la justice à géométrie variable. Toutefois, la question sur l’outil de souveraineté des Sénégalais à savoir le processus électoral, mérite tout autant une attention particulière.

A cet égard, il faut rappeler qu’en 1998, il y a eu une décision unilatérale consistant à supprimer le principe de la limitation des mandats présidentiels à deux et du quart bloquant à l’approche de la présidentielle de 2000 (loi n° 98-43 du 10 octobre 1998 portant révision des articles 21 et 28 de la Constitution), et ce, malgré l’engagement du Président du Sénégal de l’époque à respecter le consensus des acteurs politiques sur la limitation des mandats présidentiel à deux. Néanmoins, il a perdu à l’élection présidentielle de 2000. En 2012, à l’horizon de l’élection présidentielle, malgré une mobilisation sans précédent des populations contre une 3ème candidature, le Conseil constitutionnel sénégalais a validé la candidature à un troisième mandat du Président. Mais lui aussi a perdu à l’élection de 2012. Le dénominateur commun à ces deux scrutins qui a fait échouer le projet de 3ème mandat, a été la mise en place des conditions d’un processus électoral transparent, permettant une expression citoyenne libre et honnête.

En conséquence, la tenue d’une élection présidentielle sincère et crédible en 2024, constitue une des garanties, les plus sûres pour le respect de la limitation des mandats à deux. Il est donc capital, que les citoyens se mobilisent pour. A cet effet, le travail parlementaire doit mettre l’accent, sur des reformes du code électoral, qui favorisent la transparence électorale et garantisse l’exercice du droit de vote à tous les Sénégalais.

A défaut, des résultats définitifs et officiels par commune et département des législatives 2022, la source des données électorales a été les données médiatiques, notamment, les procès-verbaux des commissions départementales de recensement des votes, publiés en ligne. N’ayant pas pu collecter l’information sur le nombre de votants, les taux de participation des départements de Saraya, Kebemer, Goudiry, Ziguinchor, ont été calculés sur la base des suffrages valablement exprimés.

 

Fait à Dakar, le 06/ 11 / 2022
Ndiaga Gueye

Doctorant en Sciences de l’Information et de la Communication
Chercheur en marketing politique à l’ère du big data
Laboratoire: LARSIC,

École Doctorale: ED-ETHOS
Université Cheikh Anta Diop de Dakar Sénégal

Email domukajoor@domukajoor.org
Tél­: +221 77 307 18 18

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