jeudi, avril 25, 2024

« Les réseaux sociaux ne sont pas l’outil providentiel de renaissance démocratique »

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C’est le thermomètre de nos passions comme de nos névroses, ou encore celui du fonctionnement de nos sociétés. Les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans nos vies et dans les grands événements politiques, la campagne présidentielle américaine par exemple. Mais tous les réseaux sociaux, de Twitter à Facebook en passant par Snap, Instagram ou encore TikTok, ne pensent pas de la même manière. Là où Twitter, à l’occasion de la maladie contractée par Donald Trump, a rappelé être prêt à suspendre (ou mettre en lecture seule) le compte de quiconque revendique souhaiter la mort du président américain, comme le veut une règle en vigueur depuis avril, Facebook veut miser sur la liberté de parole tant que la personne ciblée n’a pas été taguée. « Le contenu qui appelle de ses v?ux, espère ou exprime le désir d’une mort, d’une blessure corporelle ou bien d’une maladie fatale contre un individu est contre nos règles », a précisé Twitter.

De son côté, Nick Clegg, ancien vice-Premier ministre du Royaume-Uni de 2010 à 2015 et actuel responsable des affaires internationales et de la communication de Facebook, explique au Point que ses équipes « travaillent toute la journée pour s’assurer que nous combattons l’interférence, la désinformation et la suppression des électeurs ». Comment ? « Nous avons triplé les effectifs des personnes qui s’emploient à davantage de sécurité, pour atteindre 35 000 personnes », a-t-il précisé à l’occasion d’une conférence téléphonique, où il était accompagné de Nathaniel Gleicher, Head of Security Policy, et de Sarah Schiff, Product Management Lead de l’entreprise.

Les réseaux sociaux continuent d’ajuster le tir dans la campagne. Ce 6 octobre, Facebook tout comme sa filiale Instagram ont ainsi annoncé qu’ils fermaient tous les comptes liés à la mouvance conspirationniste QAnon. « Nous avons vu croître des mouvements qui, même s’ils n’organisent pas directement de violences, célèbrent des actes violents, montrent qu’ils ont des armes et suggèrent qu’ils vont les utiliser, ou ont des fans susceptibles de comportements violents », a expliqué le réseau social. Enfin, alors qu’il avait déjà expliqué que « les publicités politiques de la campagne américaine doivent émaner de personnes situées dans le pays », Facebook a précisé qu’aucune nouvelle campagne de vote politique ne pourrait être lancée une semaine avant le scrutin.

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Suffisant ? Alors que les réseaux sociaux continuent d’ajuster le tir pour mieux orienter le rôle qu’ils jouent dans la campagne américaine, nous avons demandé son avis à Olivier Babeau, le directeur du think tank Institut Sapiens. Dans Le Nouveau Désordre numérique (éd. Buchet et Chastel), le professeur à l’université de Bordeaux explique à propos des réseaux sociaux : « La raison ne fait pas recette, c’est l’émotion qui est le déclencheur le plus efficace des réactions espérées par celui qui veut maximiser son nombre de ?like? et de ?retweet? », avant d’ajouter : « Pour chaque mot d’indignation ajouté à un tweet, le taux de partage augmente en moyenne de 17 %. Ceux qui essaient d’apporter un peu de raison et d’apaisement dans le flux de messages où dominent l’émotion et les expressions excessives rencontrent beaucoup de difficultés. » Est-ce toujours le cas face aux derniers événements ? Décryptage.

Le Point Quel rôle jouent exactement les réseaux sociaux dans la campagne présidentielle américaine ?© Fournis par Le PointOlivier Babeau : Une enquête de 2018 a montré que 62 % des adultes américains s’informent désormais en priorité sur une poignée de plateformes. Les médias étaient autrefois en nombre restreint et donc relativement faciles à contrôler. Ils fonctionnaient de façon descendante avec peu d’interactions. Mais cet âge est révolu. Les médias traditionnels sont marginalisés. Entre 2009 et 2018, la part des lycéens français déclarant lire des journaux plusieurs fois par mois est passée de 60 % à 20 %. Les grands journaux nationaux, qui sont dans bien des esprits encore des références, sont de plus en plus les bulletins paroissiaux d’une petite élite intellectuelle concentrée dans les grandes métropoles. Avec les réseaux sociaux, chaque personne est désormais un médium s’agrégeant et s’amplifiant avec des millions d’autres, d’une façon assez comparable à l’effet Larsen obtenu quand deux micros se font face. Les mécanismes fondamentaux de la fabrique de l’opinion ont changé et on est en train de s’apercevoir des conséquences dévastatrices que cela a dans la plupart des démocraties : l’incapacité du dialogue et la polarisation des opinions devenues extrêmes. Le récent débat télévisé entre Trump et Biden a été frappant à cet égard : il s’agissait plus de deux monologues agrémentés d’invectives que d’échange d’arguments. Les opinions se forgent et se cristallisent sur les réseaux sociaux. Et ensuite, aucune information nouvelle ou presque n’aura la capacité de les changer.

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Après l’hospitalisation de Donald Trump, Twitter a expliqué vouloir interdire les personnes qui appelleront à sa mort. Facebook a expliqué qu’il ne le ferait que si le président était tagué. Est-ce une conception différente de la démocratie ?

Les réseaux sociaux cherchent à éviter les effets d’hystérisation des expressions si bien synthétisés par le principe formulé par Mike Godwin : « Plus une discussion dure sur les réseaux sociaux, plus la probabilité d’y voir invoqués Hitler ou les nazis tend vers 1. » Toutes les plateformes sociales sont obligées de recourir à des formes de tri des contenus et de censure. La liberté totale n’est plus une option, car elles risqueraient d’être tenues pour responsables des outrages. Que nous le voulions ou non, ce sont donc ces plateformes qui décident du vrai et du faux, de ce qui peut être dit et de ce qui est tu. Si bien que le vrai risque n’est désormais pas l’outrance, il est paradoxalement l’aseptisation grandissante de réseaux obligés de censurer tout propos reconnu comme « déviant ». Le débat démocratique n’évitera la violence stérile qu’au prix d’une anesthésie pas moins problématique des échanges. Dans les deux cas, fin de la capacité à confronter réellement des idées, à examiner rationnellement des faits, faire la synthèse de positions opposées. Soit les réseaux deviennent un champ de bataille chaotique, soit ils sont organisés en jardin à la française éliminant artificiellement la diversité des points de vue.

On a découvert très récemment qu’un ancien haut fonctionnaire du gouvernement chinois avait en charge les contenus de TikTok. Est-ce à dire que tous les réseaux sociaux se comportent comme des partis politiques ou bien certains sont-ils plus neutres ?© Fournis par Le Point© Fournis par Le PointLes technodictatures comme la Chine utilisent avec adresse toutes les ressources données par les nouvelles technologies pour contrôler les populations. Déplacements, comportements, paiements et échanges sur les réseaux sociaux font l’objet d’une collecte centralisée. Rien d’étonnant donc à ce que TikTok soit lié au pouvoir politique. Dans les démocraties libérales, le lien entre les dirigeants politiques et les réseaux sociaux peut exister, mais de façon plus ponctuelle. Le problème n’est pas que les gouvernants manipulent les réseaux sociaux, il est au contraire que ceux qui les gèrent n’ont aucune espèce de légitimité démocratique. Le pouvoir de l’information, qui était autrefois entre les mains de l’État, a été de fait délégué à des plateformes étrangères dirigées par quelques personnes. On n’a pas fini d’assister à l’émergence d’un nouvel ordre politique créé par les réseaux sociaux. Ces derniers ne sont pas, en tout état de cause, l’outil providentiel de renaissance démocratique qu’on avait pu espérer.

Le Point