vendredi, avril 19, 2024

« Black Mirror » ou le côté obscur de la technologie

0 commentaire

Si Black Mirror est l’une des séries les plus fascinantes et les plus inquiétantes des dix dernières années, c’est en raison de son personnage principal : la technologie. Fascinante car le spectateur peut s’identifier facilement à la plupart des situations. Inquiétante car la technologie y est hostile : addictive, invasive, espionne, aliénante, psychopathe, apocalyptique… Alors que la bande-annonce de la saison 5 de Black Mirror a été diffusée par Netflix le 15 mai pour une sortie le 5 juin, l’attente est très forte pour cette série qui, en très peu d’épisodes, a eu une influence considérable sur le public et sur de nombreux autres shows.

Un concept original au service d’un message puissant

Depuis 2011, la vocation de Black Mirror n’est pas seulement d’être divertissante : la série britannique propose de réfléchir à la manière dont un dispositif technologique peut influencer négativement la société et modifier profondément le comportement des individus. Chaque épisode est centré sur une technologie qui existe déjà, et montre comment celle-ci pourrait évoluer dans un futur proche, pour le meilleur et surtout pour le pire. Si la technologie est parfois dangereuse en elle-même, ce sont ses concepteurs ou ses utilisateurs mal intentionnés qui l’emploient pour manipuler, humilier, contraindre, asservir ou tuer.

Dans Black Mirror, les situations sont familières, mais poussées à l’extrême, elles dégénèrent de manière imprévisible et incontrôlable pour devenir anxiogènes, destructrices et souvent fatales. Chaque épisode est indépendant avec un univers et un style spécifique, même si quelques indices permettent d’en connecter certains. Les thèmes abordés sont par exemple l’addiction aux news people, à la télé-réalité, aux réseaux sociaux, aux jeux vidéo, au smartphone ou à la pornographie ; la fin de la vie privée ; les robots et les androïdes ; le profiling social et commercial ; les fake news et la manipulation de l’opinion ; les sites de rencontres et les systèmes d’appariement ; la réalité augmentée immersive ; la cybersécurité et le cyberharcèlement ; le transfert de la mémoire ou de la conscience dans une machine ; et le transhumanisme.

L’un des épisodes les plus emblématiques de Black Mirror est le deuxième de la première saison, « Fifteen Million Merits ». Il présente un monde proche de ce que décrit le philosophe Herbert Marcuse dans lequel l’humanité est asservie par les médias de masse, la publicité et l’industrie. Le personnage principal, Bing, passe ses journées à pédaler sur un vélo d’appartement devant un écran de télévision comme tous les membres de la classe moyenne. Il gagne ainsi des crédits, appelés merits, pour acheter des produits ou des services. Dans cette société matérialiste où la technologie domine et corrompt, chacun est filmé en permanence. La téléréalité et le gaming sont les seuls divertissements et la quête de la célébrité la seule ambition. Ne pas consommer de pornographie est pénalisé. Si Bing veut se révolter et dénoncer le système qui l’opprime, il finira par accepter d’en devenir lui-même un élément et abandonnera sa morale pour plus de confort.

De la science-fiction horrifique proche d’une réalité tragique

Si Black Mirror semble se dérouler dans un futur proche, le show dépeint le présent et ses tendances préoccupantes. Un des talents de Charlie Brooker, créateur de la série, est de surfer sur l’actualité technologique, et parfois de l’anticiper, pour l’intégrer dans des scénarios terrifiants. Si ces histoires fantastiques peuvent paraître exagérées, c’est un fait que la technologie en général, et le numérique en particulier, est utilisée dans dans un nombre croissant de crimes, est responsable de multiples pathologies, mais aussi à l’origine de conflits géopolitiques, de dérives autoritaires et de régressions sociales. Les prophéties de Black Mirror qui se sont réalisées font l’objet de discussions passionnées.

Les comportements haineux et pervers observés sur les réseaux sociaux et mis en scène dans plusieurs épisodes de Black Mirror sont bien réels. Le 15 mai, une adolescente malaisienne de 16 ans s’est suicidée après avoir demandé à ses followers sur Instagram si elle devait vivre ou mourir. Résultat : 69 % ont répondu qu’elle devait mettre fin à ses jours. Facebook a aussi été mis en cause pour avoir diffusé en live 17 minutes des attentats de Christchurch en Nouvelle-Zélande qui ont fait 51 morts le 15 mars. Ces images ont été visionnées, téléchargées et mises en ligne sur plusieurs autres médias numériques. Black Mirror illustre à plusieurs reprises le goût pour le morbide et le sordide des spectateurs anonymes online, comme dans le tout premier épisode.

Une série futuriste qui questionne le présent

Le premier épisode de la saison 3, « Nosedive », décrit une société extrêmement oppressante où tout le monde note en permanence les paroles, les actions et les pubilcations des autres sur une échelle de cinq étoiles. Chaque individu est équipé d’implants oculaires qui lui permettent de voir les notes de ceux qui l’entourent. Cette satire d’une société où chacun essaie de donner une certaine image de soi-même critique les comportements de façade et expose le personnage que l’on est amené à jouer pour faire bonne impression et être approuvé par cette société. L’épisode illustre parfaitement les conséquences de la mise en œuvre du crédit social chinois, qui consiste à surveiller et à noter en temps réel l’ensemble de la population pour en améliorer le comportement et renforcer l’emprise du régime.

Dans l’épisode 2 de la saison 3, intitulé « Playtest », un gamer essaie un jeu vidéo expérimental qui le tue en quelques dixièmes de seconde. Le cobaye est muni d’un visiocasque de réalité virtuelle ainsi que d’un implant neural dans les locaux de la société SaitoGemu. Cet implant va hacker son cerveau et générer des images à partir de ses peurs et de ses données physiologiques. C’est une sérieuse mise en garde contre l’idée de laisser le contrôle de ses sens à des développeurs, et au sujet des technologies immersives et invasives qui sont le futur du jeu vidéo. La première diffusion de « Playtest » sur Netflix le 21 octobre 2016 a suivi de quelques mois la sortie du casque Oculus Rift de Facebook le 28 mars 2016.

L’épisode 5 de la saison 4, « Metalhead », décrit un monde post-apocalyptique où des chiens robots tueurs particulièrement intelligents chassent les humains pour les exécuter. C’est une référence directe aux chiens robots de la société Boston Dynamics que Google a vendue en 2017 au groupe japonais Softbank car elle avait une image trop anxiogène. Si ces dogbots ont été présentés sur des chantiers et dans des usages civils, le projet était initialement mené en partenariat avec la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), une agence de R&D militaire américaine.

Un succès imité mais jamais égalé

La campagne de promotion de la saison 5 rappelle que cette série a changé la vision du monde des spectateurs et a reçu de multiples récompenses dont des Emmys et des BAFTA Awards. Les critiques sont excellentes, avec un score global de 8,9/10 sur IMDb, et des taux de satisfaction de 84 % à 97 % selon les saisons sur Rotten Tomatoes.

D’autres shows du même genre ont essayé de surfer sur ce succès, comme la mini-série Philip K. Dick’s Electric Dreams, basée sur les nouvelles de l’auteur de science-fiction dont de nombreuses œuvres ont été adaptées à l’écran. Considérée comme un clone de Black Mirror, Electric Dreams a été diffusée pour la première fois sur Channel 4 en Grande Bretagne, comme son modèle. Puis c’est Amazon Video qui a acquis les droits pour les US. Portée par Bryan Cranston comme producteur exécutif, et un casting de stars dans les rôles principaux, cette série a connu un certain succès, mais sans atteindre le statut culte de Black Mirror.

La série Westworld, dont la bande-annonce de la saison 3 prévue pour 2020 vient d’être diffusé par HBO, semble elle aussi fortement avoir été influencée par Black Mirror. Si les deux premières saisons étaient centrées sur la robotique et le transhumanisme, un nouveau personnage, incarné par Aaron Paul – acteur révélé grâce au rôle de Jesse Pinkman dans Breaking Bad et dont on entend la voix dans un épisode de Black Mirror – dénonce le mensonge du monde meilleur promis pour justifier le développement technologique et la commercialisation de dispositifs d’asservissement.

Si Black Mirror a souvent été comparée à la série The Twilight Zone des années 60, elle est aussi probablement à l’origine de son reboot, bien que le showrunner Jordan Peele, auteur, réalisateur et producteur des thrillers Get Out et Us, réfute cette similitude. Jordan Peele est aussi le co-auteur du « Black Mirror comique », la série Weird City, sortie le 13 février 2019 sur YouTube Premium. Si elle est centrée sur la technologie, elle présente ses dangers d’une manière hilarante grâce à des guest-stars de choix.

La chaîne AMC, à laquelle on doit la diffusion de séries culte comme Mad Men, Breaking Bad et The Walking Dead, a commandé à Will Bridges, l’un des auteurs de Black Mirror, une série centrée sur une technologie qui permet de rencontrer l’âme sœur, et dont la sortie est prévue pour 2020. L’original étant souvent meilleur que ses copies, il faut espérer que Netflix produise encore de nombreuses saisons de Black Mirror.

Oihab Allal-Chérif, Full Professor, Information Systems, Purchasing and Supply Chain Management, Neoma Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.