Alors que les grandes puissances déroulent leur propre vision de l’intelligence artificielle à coups de slogans, d’industries de rupture et de normes imposées, une voix discrète mais déterminée s’élève depuis l’Afrique de l’Ouest.
Le Sénégal, par son « New Deal Technologique Horizon 2034 », répond à sa manière à cette recomposition mondiale. Face au “Baby Drill” ultra-productiviste d’un Donald Trump nostalgique de l’Amérique industrielle, ou au “Baby Plug” symbolique d’Emmanuel Macron sur les scènes numériques de l’Europe, Dakar trace une voie singulière : celle d’une Afrique souveraine, connectée et stratège.
Car derrière les discours technophiles et les révolutions algorithmiques, une guerre d’influence se joue. L’IA est devenue le nouveau terrain de compétition géopolitique, aussi déterminant que les énergies fossiles l’ont été au XXe siècle. Chacun cherche à imposer son modèle : les États-Unis misent sur l’innovation libre, portée par des géants privés ; la Chine orchestre un contrôle centralisé de ses avancées ; l’Union européenne, elle, tente de défendre une régulation éthique. Et pendant ce temps, l’Afrique reste encore trop souvent vue comme une simple réserve de données et de marchés à conquérir. Pourtant, elle ne manque ni de talents, ni de visions, ni d’ambitions.
Le Sénégal l’a bien compris. Ces dernières années, le pays a multiplié les signaux forts. Selon le dernier classement mondial d’Oxford Insights (édition 2024), il se hisse désormais à la quatrième place en Afrique pour sa préparation à la gouvernance de l’intelligence artificielle, juste derrière l’île Maurice, l’Afrique du Sud et le Rwanda. Une performance remarquable, qui témoigne d’un effort structuré et méthodique.
Le New Deal Technologique lancé par l’État sénégalais se présente comme un tournant. Il ne s’agit pas d’une simple réforme sectorielle, mais d’un projet de société. Porté par une vision à long terme (2034), il repose sur quatre piliers essentiels : la souveraineté numérique, la transformation digitale de l’administration, la création d’une économie numérique compétitive, et le renforcement du leadership régional. Une architecture pensée pour inscrire le Sénégal dans l’ère de l’intelligence artificielle tout en tenant compte de ses réalités sociales, économiques et culturelles.
Ce virage s’inscrit dans un contexte africain plus large, marqué par la publication de la Stratégie continentale de l’Union africaine sur l’intelligence artificielle, adoptée pour favoriser un développement coordonné, inclusif et responsable de l’IA à l’échelle du continent. Cette stratégie est accompagnée de la Déclaration africaine sur l’IA, un texte fondateur qui réaffirme l’importance de la souveraineté technologique, du respect des droits humains et de l’inclusion linguistique et culturelle dans la gouvernance de l’IA en Afrique. Le Sénégal, à travers son plan national, en incarne une mise en œuvre ambitieuse et contextualisée.
Au cœur de ce dispositif, la souveraineté numérique est brandie comme un impératif. Cela signifie que le pays ne veut plus dépendre uniquement de technologies étrangères ni livrer ses données stratégiques aux mains d’acteurs extérieurs. Cela passe par la création d’un cloud souverain, de data centers nationaux, par une législation de protection des données renforcée, mais aussi par la formation d’ingénieurs, de développeurs, de juristes du numérique. Une manière d’ancrer localement la maîtrise des outils tout en posant les bases d’une autonomie stratégique.
Mais l’IA ne doit pas rester cantonnée aux ministères ou aux laboratoires. Le New Deal sénégalais vise aussi une digitalisation massive des services publics, au bénéfice direct des citoyens. À l’horizon 2034, l’administration sénégalaise ambitionne d’être 100 % accessible en ligne, multilingue, interopérable et automatisée sur certains volets. L’intelligence artificielle y trouvera sa place : prédiction des besoins en santé, orientation scolaire intelligente, planification urbaine, régulation du trafic… Il ne s’agit pas de faire science- fiction, mais d’apporter des solutions pratiques, efficaces et équitables à une population jeune, mobile et connectée.
L’économie numérique n’est pas en reste. Le pays veut devenir une terre d’« e-champions », en accompagnant ses start-ups, en attirant des investissements responsables, et en développant une industrie du logiciel ancrée dans ses langues et ses besoins. L’intelligence artificielle est vue ici comme un levier pour créer des emplois, innover dans les services financiers, transformer l’agriculture ou encore optimiser les chaînes logistiques. Le tout, en misant sur une inclusion numérique réelle : pas question de laisser les zones rurales, les femmes ou les personnes âgées à l’écart de cette transformation.
Cette dynamique ne se joue pas en vase clos. Le Sénégal affiche clairement sa volonté de leadership africain. Le pays multiplie les partenariats stratégiques, participe aux forums internationaux sur la gouvernance de l’IA, et promeut une vision africaine des technologies émergentes. Une vision qui insiste sur l’éthique, la justice sociale, l’équité linguistique et la protection des droits humains. C’est là toute la richesse du modèle sénégalais : à la fois technocratique et citoyen, ambitieux mais lucide, ancré dans le local tout en regardant vers le global.
Il faut dire que cette stratégie ne surgit pas de nulle part. Dans son rapport publié en 2021, l’UNESCO identifiait déjà le Sénégal comme l’un des rares pays africains ayant à la fois une stratégie IA, des politiques numériques, une législation adaptée et des centres d’excellence actifs. Un cas d’école sur un continent où trop d’États n’ont pas encore initié une gouvernance de l’IA digne de ce nom. Le Sénégal, lui, a posé les fondations. Reste désormais à consolider l’édifice.
Car les défis sont réels. Les infrastructures restent encore fragiles, les compétences manquent parfois, et les disparités d’accès persistent. Le financement du New Deal reste à sécuriser, la coordination interinstitutionnelle à affiner, et la résistance aux lobbys technologiques à organiser. L’appropriation citoyenne aussi, est un enjeu central : pour que l’IA soit un outil de progrès, elle doit être comprise, débattue, encadrée par toutes et tous.
Mais une chose est sûre : le Sénégal n’est plus spectateur. Il est entré dans l’arène. Et il y entre avec un projet clair, une méthode, une vision. En faisant de l’intelligence artificielle un sujet de politique publique, en anticipant les transformations qu’elle implique, le pays se donne les moyens de peser dans un débat mondial trop souvent confisqué par les puissances du Nord.
Dans cette bataille pour la souveraineté algorithmique, le Sénégal ne joue pas seulement pour lui-même. Il ouvre une voie pour l’Afrique toute entière. Une voie où le continent ne serait plus une simple variable d’ajustement, mais un acteur à part entière, capable de penser, créer, réguler ses propres technologies.
Le monde numérique de demain ne sera pas construit uniquement à Washington, Pékin ou Bruxelles. Il s’écrit aussi, désormais, à Dakar.
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