L’intelligence artificielle (IA) est au cœur des débats mondiaux, oscillant entre promesses futuristes et craintes existentielles. Au Sénégal, cette discussion prend une tournure particulière, souvent teintée d’une « peur irrationnelle » qu’il est impératif de dissiper. C’est le constat et le plaidoyer de Hady Ba, figure éminente de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) en tant que chef du département de philosophie à la Fastef et directeur de l’animation culturelle et scientifique. Pour lui, l’IA est avant tout un outil, dont la puissance appelle à une maîtrise proactive plutôt qu’à une simple acceptation passive.
Dépasser la crainte, reconnaître les dangers
« Il ne faut pas avoir peur de l’IA, c’est un outil », martèle d’emblée Hady Ba, déconstruisant la diabolisation ambiante. Cependant, loin de minimiser les risques, il alerte sur les dérives potentielles : « Comme tous les outils, l’intelligence artificielle entre de mauvaises mains est dangereuse. » Une mise en garde qui fait écho à la célèbre maxime de Jean Rostand : « La science a fait de nous des dieux avant que nous ne méritions d’être des hommes. »
L’expert va plus loin en pointant du doigt les écueils intrinsèques aux systèmes actuels. Il dénonce des biais alarmants : « Nous sommes en train de créer une intelligence artificielle qui va être sexiste, raciste, parce qu’elle est le reflet de la société occidentale actuelle. » Une situation exacerbée par ce qu’il qualifie de « nouveau colonialisme », illustré par l’exploitation de ressources naturelles par des géants technologiques ou les conditions de travail précaires des annotateurs de données dans certains pays africains.
L’Urgence d’une « IA utilisée et développée par des Sénégalais »
Face à cette hégémonie technologique et idéologique, Hady Ba lance un vibrant appel à l’autonomie. « Si nous voulons que nos valeurs, que nos idées soient transmises, il faut que nous développions, que nous utilisions les outils qui existent pour transmettre nos valeurs », insiste-t-il. Il clarifie sa vision : il ne s’agit pas de créer une « IA à la sénégalaise » au sens technique, mais bien une « intelligence artificielle utilisée et développée par des Sénégalais ». La nuance est fondamentale : il s’agit de maîtriser l’outil pour qu’il serve les aspirations et les valeurs locales, et non de subir un modèle importé.
Cette ambition soulève des questions fondamentales : « Est-ce qu’il y a une littérature sénégalaise suffisante pour servir à entraîner l’IA ? Est-ce que nous avons des entreprises qui mettent en ligne des outils ? » Ces interrogations mettent en lumière les prérequis pour bâtir une IA ancrée dans la réalité et la culture sénégalaise.
Un écosystème à bâtir : de la matière grise aux opportunités
Malgré les défis, Hady Ba est résolument optimiste. Il rappelle avec fierté les succès éclatants des étudiants sénégalais lors de compétitions internationales, comme ceux de l’ESP, premiers face à des universités de renom comme Stanford. « La matière grise est là, la compétence est là, l’écosystème n’est pas encore là », résume-t-il, soulignant le potentiel inexploité du pays.
Son plaidoyer se transforme en un appel pressant aux investissements massifs dans les universités et à la création de synergies fortes entre le monde académique et le secteur privé, à l’image des écosystèmes technologiques les plus florissants.
Le défi de l’éducation face à la révolution de l’IA
La révolution de l’IA interpelle également le système éducatif. Hady Ba critique fermement l’approche frileuse de certains acteurs : « Les enseignants doivent s’adapter », affirme-t-il, déplorant une tendance à l’interdiction plutôt qu’à la formation à l’usage critique et approprié de ces outils. Il cite une étude du MIT qui révèle que l’utilisation non encadrée de ChatGPT peut réduire la créativité et altérer la mémoire, renforçant l’urgence d’une pédagogie adaptée.
Agir ou subir : L’appel à l’audace d’un Sénégal créatif
Comparant l’IA aux grandes révolutions historiques comme l’imprimerie ou la machine à vapeur, Hady Ba conclut avec une vision sans équivoque : « C’est une révolution. Que nous en ayons peur ou pas, ça va continuer, ça va changer le monde. La question est : qu’est-ce que nous en faisons ? »
Son message final est un puissant appel à l’action pour le Sénégal : ne pas se contenter de subir cette transformation, mais s’en saisir activement et avec audace. « Nous sommes un pays pauvre, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas être ambitieux et de ne pas être créatif », martèle-t-il, exhortant le pays à forger son propre destin dans l’ère de l’intelligence artificielle.