jeudi, mai 2, 2024

Mbougar Sarr revisite le triomphe de « La plus secrète mémoire des hommes », traduit en 38 langues avec plus de 570.000 ventes

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Deux ans se sont écoulés depuis la parution de son roman magistral, « La plus secrète mémoire des hommes« , une œuvre qui a valu à Mbougar Sarr la prestigieuse récompense du Prix Goncourt. Aujourd’hui, l’auteur se tourne en arrière pour dresser un bilan de cette réalisation exceptionnelle qui a marqué un tournant significatif dans sa carrière littéraire. « La plus secrète mémoire des hommes » a été traduit, jusqu’ici, en 38 langues. Il s’est vendu à plus de 570.000 exemplaires.

C’est à travers son compte Facebook que l’écrivain sénégalais a partagé ses « observations personnelles » qui « relèvent d’expériences intimes ou de réflexions littéraires, sociologiques ou politiques. »

 

« Le 19 août dernier, plusieurs amis m’ont rappelé que La plus secrète mémoire des hommes venait d’avoir deux ans. De tout ce qui s’est passé au cœur de ces deux années, à la demande d’un de ces amis, j’ai essayé de tirer dix petites observations personnelles, qu’elles relèvent d’expériences intimes ou de réflexions littéraires, sociologiques ou politiques. Voici la première de ses observations ; les autres suivront, au rythme d’une par jour.
Parlons d’abord chiffres, en toute transparence, et sans effets de manche. La plus secrète mémoire des hommes a été traduit, jusqu’ici, en 38 langues. Il s’est vendu à plus de 570.000 exemplaires (en grand format, hors « Poche », donc) en France. 18 pays (sur les trente-deux qui décernaient des Goncourt étrangers cette année-là) l’ont choisi comme lauréat de leur prix. Dans tous les pays où je suis allé -une vingtaine, ces deux dernières années- il a, globalement, reçu un accueil très favorable et a même figuré sur quelques listes des meilleures ventes. Cela ne signifie naturellement pas qu’il échappe, dans ces pays, à des critiques négatives, à des éreintements féroces, à des réserves, à des rejets, à des perplexités, à des indifférences : c’est l’évidence même qu’aucun livre, quel que soit le lieu, n’emporte l’absolue unanimité critique. Et tant mieux.
Je n’évoque pas ces chiffres par fierté, arrogance ou vanité. Bien que je ne les ignore pas totalement, les chiffres (notamment ceux des ventes) n’ont jamais été et ne seront jamais, pour moi, un critère de valeur littéraire d’une œuvre. Ce qui m’intéresse ici, c’est plutôt le démenti que les chiffres de cette réception (en France et à l’étranger) adressent aux a priori de réception qu’on peut avoir sur la destinée de certains livres, qu’on classe avant, après ou sans les avoir lus ; a priori que j’ai moi-même pu nourrir, sur la foi d’obscurs raisonnements. Je ne suis pas sûr, en août 2021, au moment où le livre venait de sortir, que beaucoup de personnes auraient misé sur ces chiffres-là. Nous en parlons encore avec mes éditeurs, et nous rappelons combien, au tout début, par sa simple forme, et les conjectures de réception qui lui étaient attachées, le roman avait pu susciter une sorte de scepticisme ou de moue dubitative chez certains lecteurs professionnels (pas tous, heureusement : d’autres l’ont immédiatement porté et défendu, et je leur en serai éternellement reconnaissant). Ils disaient quelque chose comme : « c’est peut-être un peu trop littéraire » ; « ça demande peut-être un peu trop des lecteurs… » ; « c’est trop intello comme roman, difficile de le mettre en valeur » ; « c’est un peu trop spécifique comme livre, vous savez, c’est de la littérature africaine… » ; « est-ce que les gens ont vraiment envie de lire ça, après la pandémie dont nous sortons à peine ? ». Nous l’avons entendu. Nous y avons même un peu cru. A un certain moment, je m’étais résigné à ce que le livre ne touche qu’une sorte « d’élite », et jouisse d’une réception qui n’excède pas les limites d’une simple « communauté », quelle que fût sa nature.
Il en a été autrement, et j’en suis heureux. Effet mécanique de la renommée du Prix Goncourt ? Curiosité pour ce que ce Goncourt -et son lauréat- portaient comme « différence » (j’y reviendrai) ? Miracle ? Travail mystique d’Elimane ? Hasard ? Chance ? Un peu de tout cela ? Qu’importe : il en a été autrement.
J’en viens maintenant au cœur de mon propos du jour. Les distinctions entre littérature simple et savante, difficile et accessible, lisible et complexe, populaire et érudite sont flottantes et cavalières. Il faut dire que certaines expériences ou observations les justifient parfois, ou leur donnent raison, du moins. On peut les postuler, mais uniquement comme a priori, et en se faisant une idée préconçue d’une essence de Lecteur universel et abstrait, en présumant de l’existence d’un standard moyen, ou en devinant tout bonnement « ce que les gens aiment/veulent lire ». Quelquefois, par hasard ou pure mathématique, cette prospective du goût vise juste. Il peut cependant arriver, pour une raison ou une autre, qu’un texte qu’on destinait, assignait, adressait à une certaine catégorie trouve un lectorat autre, plus large, et que des lecteurs dont on pensait qu’ils n’étaient pas « faits » pour certains textes aillent précisément vers ceux-ci. L’aventure de La plus secrète mémoire des hommes est pour une occasion de rappeler ceci : il faut toujours suivre le chemin de sa propre exigence intérieure : exigence de forme, de langue, de composition, de travail, de liberté. C’est l’ambition qu’il faut avoir : refuser la médiocrité qui consisterait à tenter d’ajuster, en écrivant, ou avant même que d’avoir écrit, ses phrases au patron d’une tendance présumée, d’un filon commercial. Aller vers le cœur du travail littéraire et du tribut qu’il exige, d’abord et toujours. Le reste, nul n’en sait jamais rien avec certitude. Et tant mieux. L’essentiel n’est pas là.
Peut-être faudrait-il rappeler un élément qui revêt à mes yeux une importance capitale : le Prix Goncourt est décerné à un livre et à une maison d’édition. J’avais beau savoir qu’en la matière, la non-nécessité de ma présence médiatique et publique relevait de l’illusion, et mon désir de ne pas trop apparaître, du vain rêve, je me suis pourtant accroché à cette idée -l’idée d’une dissociation entre le prix et l’auteur- pour deux raisons : une raison objective et une raison subjective.
La raison objective est lumineuse : elle tient au fait que ce prix doit beaucoup à la confiance de mes deux éditeurs, Philippe Rey et Felwine Sarr -que leurs pieds soient enduits de pur nard par des anges jusqu’aux mollets, et leurs fronts augustes lustrés d’encens célestes- ainsi qu’au travail de leurs collaborateurs. Sami Tchak le disait hier, devançant mon propos : parmi les nombreux paramètres qui favorisent la belle destinée d’un livre, celui de la foi de l’éditeur est fondamental. Je ne dis pas que d’autres belles épopées ne sont pas possibles sans éditeurs ; il en existe. Je dis simplement que dans la configuration la plus classique de la publication, la sensibilité de l’éditeur, et la relation qui le lie à un auteur, est capitale. Nous connaissons toutes et tous, autour de nous, des écrivains au talent brut, à l’ambition sacrée, à la vision profonde, à qui manquent parfois la présence, le courage, l’oreille ou la confiance d’un éditeur ou d’une éditrice. J’ai eu la chance d’avoir à mes côtés des éditeurs sensibles qui ont voulu y croire. J’ai placé l’écriture de La plus secrète mémoire des hommes sous le signe du labyrinthe : son avancée « a longtemps erré », revenant toujours « à la hideur désertée de ses plaies » ; sa forme s’est dévoilée avec lenteur et obscurité ; ses premières versions ressemblaient à d’hirsutes et immenses décharges. Je ne sais pas, éditeur, si j’y aurais cru. Philippe et Felwine, sans doute parce qu’ils comprenaient mieux que moi ce que je cherchais, m’ont poussé sur le chemin, ou ramené à lui quand d’autres, plus aisés, me tentaient. Il fallait aller au centre. Résultats : 1) une petite maison française, et une maison sénégalaise encore plus petite ont remporté le Goncourt. Si on parle de stricte taille des maisons, ce n’était plus arrivé depuis… Balland avec Frédérick Tristan en 1983 ? Minuit en 1984 (mais c’était Duras) ? Et 2) mes deux éditeurs sont de vrais et proches amis.
La raison subjective est obscure. Aussitôt écrite la dernière phrase de ce livre, j’ai eu comme honte de lui, chose qui ne m’était jamais arrivée pour mes précédents romans. Parce que je n’associe pas l’écriture à la fierté mais à l’orgueil -une vision singulière de l’orgueil-, je ne me suis jamais dit fier de mes trois premiers textes. Mais au moins les assumais-je sans difficulté. Avec La plus secrète mémoire des hommes, pour la première fois, j’ai cherché à me dissocier de l’être et du devenir d’un de mes romans. J’ai exigé qu’il soit autonome immédiatement ; qu’il parte, renie son père, le tue au besoin : vieux fantasme d’un livre déserteur et parricide. J’ai longtemps ignoré la raison de cet étrange sentiment. Lorsqu’il eut le prix et que je fus brutalement jeté sous la lumière, écrasé d’honneur et de reconnaissance et de joie, je n’ai jamais cessé de me répéter, en y croyant réellement : tu n’as rien à voir avec tout cela. Ce sentiment de honte n’a cessé que le 6 août 2022. L’ultime observation de cette série sera consacrée à cette date. Jusqu’à elle, je n’ai cessé de répéter les poncifs (vrais, au fond) des écrivains en promo, des phrases comme : « une fois écrit, le livre ne m’appartient plus ». Certes. Mais dire cela, j’ai fini par le comprendre, ne signifie en rien la suppression de l’appartenance. Et surtout, cette phrase ne dit rien du renversement de l’emprise qui se produit parfois, et qui voit l’auteur appartenir à son livre. J’ai écrit ce livre en possédé. Il m’a possédé ensuite -vraiment- et m’a traîné, entraîné presque partout, par fuseaux et méridiens, par-delà toutes les lignes. C’est, je crois, la honte d’être possédé que je ressentais. C’est pour m’en débarrasser que j’ai voulu, dès le début, et plus encore après le prix, créer une sorte de dissociation entre ce livre et moi. Vaine illusion. Tant pis. Ou tant mieux.
« L’Afrique » dans le marché littéraire mondial, ou l’ambiguïté des marges .
En 2021, nombre de prestigieux prix littéraires furent décernés à des écrivains africains. Le Prix Nobel de littérature a récompensé le Tanzanien Abdul Razak Gurnah ; le Prix Camoes, la Mozambicaine Paula Chiziane ; le Booker Prize, le Sud-Africain Damon Galgut ; le Booker International Prize, mon compatriote David Diop ; le Prix Neustadt, mon autre compatriote Boubacar Boris Diop ; et le Goncourt, Bibi.
Je ne me rappelle pas un pays où l’on ne m’ait parlé de ce « phénomène » et invité à le commenter. Je peux classer les réactions, remarques, insinuations et confidences que j’ai entendues à ce propos en trois grandes catégories.
La première catégorie serait celle des « Enfin-istes ». Les personnes qui s’y retrouvent se réjouissent de la tournure des événements, avec sincérité et enthousiasme. Mais il est aisé de voir au cœur de leur joie une sorte de soulagement et, parfois, d’esprit revanchard. Ce n’est pas tant la situation présente dans son détail littéraire (la singularité poétique qui a valu à chaque œuvre récompensée son prix) qui est la source de leur joie, mais ce que cette situation, dans sa signification collective (les œuvres primées ne valent qu’ensemble, comme symboles politiques), corrige d’une injustice passée. Enfin : le temps de l’Afrique est venu, après avoir longtemps été oublié ! Enfin : les écrivains africains sont reconnus après avoir été méprisés et ignorés ! Enfin : on se rappelle que les Africains écrivent aussi de grands livres, qui méritent d’être récompensés. Les « enfin-istes » seront incapables de vous dire pour quel livre Damon Galgut a reçu le Booker Prize ; ils seront bien en peine de vous citer, de l’œuvre de Boubacar Boris Diop, un autre titre que Murambi ; ils ne savent à peu près rien de Gurnah et c’est pire pour Paula Chiziane ; certains d’entre eux prennent encore le David Diop de « Frère d’âme » pour son illustre homonyme et devancier, le poète amoureux de Rama Kam. Mais que tous ces noms soient récompensés au même moment rend le détail superflu ; ils pourraient être interchangeables dans leurs œuvres comme dans leurs prix : c’est le symbole qui compte. Les « enfin-istes » terminent souvent leur démonstration par : « l’heure littéraire de l’Afrique a enfin sonné ».
La deuxième catégorie rassemblerait les Sceptiques ou les Complotistes. Ceux-là laissent entendre ou soutiennent mordicus que tous les jurés des plus importants prix littéraires du monde se seraient mis d’accord pour distinguer des livres ou des auteurs originaires du continent africain. Ainsi, par une sorte de discrimination positive, de conspiration politiquement correcte dont les mots d’ordre seraient : « récompensons les dominés ! » ou « reconnaissons les damnés de la terre ! », les grandes instances de légitimation littéraire du monde auraient voulu faire une faveur aux Africains, ou battre leur coulpe, pour être dans l’air du temps décolonialo-woke. Aux yeux des sceptiques, cet alignement des planètes littéraires sous les cieux africains est un phénomène trop gros pour être naturel, trop inhabituel pour être fortuit. Pour eux aussi, mais dans une perspective tout autre, c’est le symbole qui compte. Ils finissent souvent leur démonstration par : « tout ça est politique » ou « tout ça est pourri ».
La dernière catégorie délimiterait l’empire des Inquiets, qui considèrent que c’est une mauvaise nouvelle que cette rafle africaine de prix, puisqu’elle signifie en creux qu’il faudra attendre de longues années avant que d’autres écrivains africains soient récompensés par des prix majeurs. Pour les Inquiets, cette concentration de prix littéraires attribués à des africains est presque dommage, puisqu’elle appelle fatalement, pour que l’équilibre revienne, une longue traversée du désert pour ces littératures et leurs écrivains. Ils concluent souvent leur propos par : « vous avez grillé toutes vos cartes pour un trente ans ».
Il y a naturellement une catégorie cachée. Je m’en réclame. Elle dirait à peu près trois choses :
1) que le fait de voir des écrivains africains recevoir la même année des prix littéraires importants constitue d’abord un magnifique événement de littérature, dont il faut se réjouir parce qu’on peut supposer, sans les avoir toutes lues, que des œuvres de qualité racontent de manière différente, mais toujours par la puissance de la littérature, quelque du continent africain, de son passé, de son futur et de son présent ;
2) qu’Enfin-istes, Inquiets et Sceptiques (ces derniers comprennent-ils quelque chose à la manière dont les jurys de prix fonctionnent ?) se trompent tous sur les mêmes cinq points : a) ils entérinent l’idée d’une mode ; or la littérature n’est pas une mode mais un continuum, une histoire qui veut devenir tradition, y compris par des ruptures ; b) ils ensevelissent les œuvres et les poétiques sous des analyses politico-sociologiques ; c) ils réduisent des littératures riches de tant d’univers à quelques figures de proue ; d) ils figent les succès littéraires des écrivains africains, et la valeur des œuvres relevant du canon africain, dans un régime de « spécificité permanente » dont il faut, à mes yeux, absolument sortir ; d) ils renforcent l’idée que la littérature africaine n’est que la marionnette des lieux occidentaux de la légitimation littéraire, et qu’en dehors de ces lieux, cette littérature n’a pas lieu ;
3) que sans nier la politique, ses jeux de pouvoir et ses symboles, il faut toujours se rappeler ce qui les fonde. Et ce qui les fonde ici, c’est la littérature. L’ordre du discours devrait toujours commencer par elle.
La littérature africaine, en tous ses rouages, est encore très extravertie. Je le déplore. Cette extraversion l’expose à l’ambiguïté de reconnaissances qui, pour être littéraires, ne peuvent jamais le demeurer uniquement. Voilà deux ans que j’incarne cette tension au cœur de ce prix : je tiens obstinément à la littérature mais ne peux encore, comme africain, oublier l’aspect symbolique de ses effets. Je rêve du jour où quelqu’un le pourra. Je rêve du jour un Goncourt ou un Nobel africain ne sera plus un événement autre que littéraire. On n’y est pas encore. C’est bien le problème.
Au Mexique, à la fin d’une rencontre publique, un Monsieur m’a demandé si mon intérêt plus que marqué pour les écrivains sud-américains serait compris par des lecteurs africains, à qui les noms de Borges, Sabato, Bolaño, Ocampo, ou Bioy Casarès ne diraient probablement rien.
En France, un ami romancier m’a dit qu’avec mes « biographèmes » droits tirés de Barthes, mon obsession tout blanchotienne du « Livre essentiel », mes références aux lieux intellectuels parisiens (le Collège de France…), à des personnages balzaciens (un café nommé « Vautrin »), je n’avais rien « d’africain » (c’était pour lui un compliment majeur), mais tout d’un germanopratin distingué qui faisait des clins d’œil à des happy few nourris de littérature française.
En Corée (du Sud, hein), une brillante étudiante en littératures francophones, enthousiasmée par le roman, m’a confié avoir été étonnée (ou surprise ?) par les références directes ou cachées à la littérature mondiale, inhabituelles dans les « excellents romans africains » qu’elle étudiait et dont elle me fit la liste (ils étaient excellents, en effet).
Un article (j’ai de l’estime pour son auteur, un poète mauricien que j’ai rencontré, avec qui j’ai discuté, et dont j’admire la sensibilité) critiquait le roman. D’après son auteur, le livre ne s’adresserait pas aux Africains, mais aurait été écrit pour plaire au dominant, qui d’ailleurs n’a pas manqué de féliciter le dominé modèle que j’étais en lui remettant un prix.
Au Sénégal -en mon absence, mais plusieurs témoins m’ont rapporté la scène- un homme qui passait pour un lecteur respecté (peut-être même était-il aussi écrivain) se désolait publiquement que mon livre fût récompensé, car il était « trop compliqué à lire pour les Africains ».
Je pourrais continuer longtemps cette liste de situations. Elles se sont produites un peu partout. Je ne suis pas étonné qu’elles aient eu lieu ; je le suis d’autant moins qu’elles ont toutes quelque chose à voir avec le propos (ou l’un des propos) de La plus secrète mémoire des hommes. Ce ne sont là que d’autres effets externes/internes du roman qui, construit à partir de mises en abîme, a fini par en produire dans le réel. En toute logique.
Cependant, je ne cesse de réfléchir à la question de fond qu’elles semblent poser d’une seule voix : « qu’est-ce qu’écrire pour les/des Africains ? »
Je n’ai jamais vraiment compris la question de l’adresse. Je la comprends bien sûr intellectuellement, théoriquement. Je comprends qu’un écrivain se soucie de savoir pour qui il écrit et à qui il veut destiner son roman. Je vois les possibles enjeux politiques de l’entreprise. J’ai moi-même tenté de le faire avec De purs hommes, livre au sujet duquel j’ai déclaré, avec beaucoup trop de solennité, qu’il était d’abord (ce petit mot est crucial) adressé aux Sénégalais. Je comprends tout cela. Mais tout cela est toujours démenti par un fait simple, celui que, d’une certaine manière, je soulignais dans la première de ces observations : un texte, un texte littéraire, déborde toujours ses destinataires présumés (présumés par la proximité culturelle, identitaire, nationale, politique, etc). C’est peut-être même dans l’écart qu’il creuse par rapport à sa cible prédéfinie, dans le ratage qu’il réussit de cette cible, qu’il prend toute sa force. Il arrive même -et alors se produit le miracle de la littérature- que ce soit la personne la plus éloignée de soi (culturellement, politiquement, par l’âge, par le genre, etc) qui paraisse comprendre le mieux ce que vous avez modestement, maladroitement essayé de dire. Durant cette tournée, l’une des personnes qui m’ont le plus sensiblement et donc le plus intelligemment (tout ceci demeure subjectif) parlé de La plus secrète mémoire des hommes est une Hongroise d’une toute autre génération que la mienne.
Mais j’en reviens à ma question. Elle me travaille depuis longtemps, et plus fortement depuis ce prix. Aucune réponse définitive ne me vient. Peut-être parce que je la pose en de mauvais termes : que signifierait écrire pour les/des Africains ?
e diviserai cette sixième observation, consacrée aux « polémiques » du Goncourt, en deux parties : une première évoquera mon état intérieur pendant cette séquence ; une seconde, plus longue (je la publierai demain), exposera quelques leçons littéraires que j’ai tirées de ces controverses.
Commençons donc par mes « états d’âme ».
Je vais être honnête : il y a eu trois moments, pendant lesdites polémiques qui ont en partie accueilli ce prix au Sénégal, où j’ai ressenti quelque chose qui s’apparenterait à de la tristesse. Le premier moment s’est produit lorsque, au sein de la communauté des Anciens Enfants de Troupe à laquelle j’appartiens, et que peu de choses divisent habituellement (en public, du moins), j’ai senti une fissure qui s’est heureusement vite refermée -tristesse fraternelle néanmoins, celle du frère qui souffre d’être la source d’une division fratricide. Le deuxième moment advint quand un chroniqueur de la place s’en prit directement à mes parents (qu’il ne connaît évidemment pas) et se mit à juger l’éducation qu’ils m’ont donnée, c’est-à-dire à les juger, eux -tristesse filiale. Le dernier moment fut lorsqu’un autre éditorialiste suivi et acclamé, sur l’un des nombreux plateaux auxquels on l’invite pour qu’il se prête au jeu des opinions sur tout, livra la sienne sur le roman : en guise d’analyse littéraire, il détacha les propos d’un personnage (un personnage raciste, Edouard Vigier d’Azenac, écrivant dans un Figaro fictif une critique raciste fictive d’un livre fictif, Le Labyrinthe de l’inhumain), les lut et affirma que c’était l’auteur qui tenait directement, in personam, ces paroles, lesquelles épousaient parfaitement ma pensée au sujet des « Noirs » -tristesse devant cette misère intellectuelle.
En y repensant, cependant, tout ceci fut assez comique et j’en ai beaucoup ri. Mais la mélancolie du rire, lorsqu’elle arrive -et elle arrive souvent sans s’annoncer- creuse plus profond en soi que celle des larmes. Démocrite qui rit aux éclats m’a toujours paru plus triste, plus inquiet, plus inquiétant qu’Héraclite qui pleure. Heureusement, cela ne m’a traversé que quelques instants ; puis j’ai regardé tout le reste avec un véritable intérêt, en essayant d’y trouver un sens littéraire supérieur. Qu’on m’ait « retiré des félicitations » en découvrant mon « vrai visage » quelques heures après l’annonce ; qu’on m’ait traité d’aliéné, de traître, de « nègre de maison », de « sale pédé » ; qu’on m’ait accusé de servir, en échange de faveurs, sommes, privilèges dingues, des « lobbys » (au choix : lobby gay, lobby maçonnique, lobby françafricain, lobby occidental, lobby juif, lobby saturnien, lobby zemmouriste, lobby raëlien, ou tous ces lobbys réunis en une planète maléfique gravitant autour du Grand Satan himself) ; qu’on m’ait inventé, avec une imagination que je jalouserais presque, des vies invraisemblables ; qu’on m’ait réécrit un présent et au moins trois passés ; qu’on ait fouillé jusqu’aux croûtes de mes archives littéraires pour y déterrer d’éventuels cadavres et fautes capitales ; que d’omnipotents anonymes m’aient dénié ma naissance et ma culture sénégalaises ; qu’on m’ait jugé coupable sans me lire ou jugé suspect en m’ayant bien ou mal lu : rien de tout cela n’est grave. Rien de tout cela ne me paraissait très intéressant si je ne parvenais pas à en tirer une vérité littéraire. Ce n’étaient après tout que de classiques configurations d’une vie publique, exposée à tous les vents. Rien que de très banal, au fond.
On me pose souvent la question : « comment as-tu vécu les polémiques ? ». Voilà la réponse la plus simple et la plus complète que je puisse donner : en écrivain, c’est-à-dire en cherchant à voir la métaphore possible de cette expérience. Cette recherche imposait -je reprends un mot que j’ai déjà utilisé pour une précédente observation- une distanciation : la polémique, pour violente qu’elle fût, avait bien quelque chose à voir avec moi et/ou avec mes livres. Pour la comprendre, cependant, je devais m’en détacher, rester tranquille, lucide, imperturbable, presque froid, et considérer qu’autre chose était en jeu, qui allait au-delà de ma maigre personne et de mes anecdotiques états d’âme chagrins. Anecdotiques et passagers au reste, puisqu’au fond, ma joie a demeuré. Elle a demeuré parce qu’elle était profonde et pure, inaccessible à toute peine durable. Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, écrit ces phrases qui m’accompagnent depuis des années et m’ont soutenu au cœur de la tempête sénégalaise liée au Goncourt : « Elle remâche sa douleur en rêve, la vieille et profonde heure de minuit, et plus encore sa joie. Car la joie, quand déjà la douleur est profonde : la joie est plus profonde que la tristesse ». C’est dans la quatrième et ultime partie, au huitième fragment du Chant de l’ivresse. Ma joie a demeuré parce qu’elle fut partagée par beaucoup de gens, ma famille, des amis, des proches, des inconnus qui étaient heureux pour le livre, heureux pour moi, heureux pour eux-mêmes, heureux pour quelque chose d’obscur et de puissant qui était né en eux. Elle a demeuré parce que celle de personnes chères demeurait, tout simplement.
Je souligne enfin, avant de passer aux leçons littéraires de la polémique, que beaucoup de gens m’ont défendu, ou défendu mes livres, ou défendu une certaine idée de la littérature ou de la création artistique. Ils l’ont fait dans des cercles familiaux ou amicaux ; ils l’ont fait dans la rue ; ils l’ont fait dans les réseaux sociaux ou sur des plateaux médiatiques ; ils l’ont fait publiquement ; ils l’ont fait en prenant quelquefois des risques, en se brouillant parfois avec des gens qu’ils appréciaient. Je ne compte plus le nombre de récits et d’épisodes que des amis ou des inconnus, beaucoup plus tard, m’ont rapportés, et dans lesquels ils ont pris part à des sortes de joutes ou querelles verbales plus ou moins enflammées, dont j’étais indirectement le sujet. Sans me donner de l’importance, je crois que je n’avais pas vraiment pris la mesure de cette affaire au Sénégal avant que d’autres, qui étaient sur place à l’époque, me la racontent de leur point de vue. Elle n’a duré que quelques jours avant d’être avalée par la gueule du quotidien et de ses autres (vraies) urgences, mais ce furent quelques jours raides et tendus dans certains cercles, où la joie et la fierté de quelques-uns se sont frottés au rejet et à la colère de quelques autres. Bien des mois plus tard, dans un marché, à Dakar, un jeune qui m’avait reconnu m’a dit, en prenant un selfie : « Grand, xaw nga taal dëk bi ay jamono, yaw la ñu doon waxtaane, di la coowe, di la tooge. Man mi sax soobu na ci, te Yaala xam na ni xamuma li téere bi di riir ». Traduction : « Grand, tu as failli embraser le pays à une époque, tu étais au cœur de toutes les discussions, des querelles, des ragots. Je me suis moi-même engagé dedans, alors que Dieu sait que je n’avais aucune idée de ce dont il était question dans le livre ».
Tout ceci pour dire que j’ai eu beaucoup plus « d’alliés » que la parole toujours plus bruyante des détracteurs a pu le faire croire. Je suis reconnaissant à tous ces soutiens, même si je crois qu’ils défendaient autre chose qu’un auteur ou ses livres -une autre chose, qui valait la peine d’être défendue, et qui leur tenait à cœur.
Et maintenant, allons aux leçons littéraires. Ce sont elles qui (m’)importent le plus.

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